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Après adoption du Code pénal : Requiem pour "Kpayo"

Publié le lundi 18 juin 2018  |  Matin libre
Essence
© Autre presse par DR
Essence frelatée
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’Kpayo’’ est condamné à mourir. Les députés ont signé son arrêt de mort, sans aucune circonstance atténuante, le mardi 5 juin à l’aube. "Kpayo" attend désormais dans le couloir de la mort son exécution, non par injection létale, mais par décret présidentiel. Ses proches : parents, amis, et partisans attendent fébrilement la date fatidique.

Le mardi 5 juin dernier, en effet, les parlementaires ont adopté à l’unanimité la loi 2018-15 portant Code pénal en République du Bénin. C’est ce code pénal en son article 929 qui interdit "Kpayo", entendez le carburant frelaté sur le territoire national.L’article stipule clairement : « le commerce des carburants, notamment : essence super, essence tourisme, pétrole, gasoil, mélange deux temps, ainsi que celui des lubrifiants aux abords des rues dans les agglomérations, tout endroit autre que dans les dépôts et installations de la Société nationale de commercialisation des produits pétroliers ou des distributeurs agréés sont rigoureusement prohibés ». Les peines encourues, en cas de délit, sont prévues à l’article 939 du même texte. Celui-ci précise : « l’introduction et le commerce des produits pétroliers sur tout le territoire national par des personnes physiques ou morales autre que la Société nationale de commercialisation des produits pétroliers sont passibles des sanctions telles que la confiscation des produits et des moyens des transports, l’amende égale au double de la valeur des produits saisis ; dans tous les cas, le montant de ladite amende ne peut être inférieur à 100 000 francs Cfa et l’emprisonnement ferme peut aller de trois mois à trois ans ».

En votant le code pénal en l’état, les députés saluentunanimement les dispositions relatives à la prohibition du commerce des carburants frelatés au Bénin. A l’avenir plus rien ne sera comme avant. Nos rues seront débarrassées de ces étalagescrasseux et des bidons d’essence ingénieusement entassés sur des motocycles et des tricycles ; et qui mettent en danger la vie des vendeurs eux-mêmes, des acheteurs, des transporteurs, des usagers de la route ; en un mot, des concitoyens. Ce commerce a,en effet, fait beaucoup de victimes et endommagé beaucoup de biens dans notre pays. On ne peut compter le nombre de familles endeuillées par cette transaction. Elles sont légions qui se réjouissent, soulagées de cette interdictionqui sonne comme une revanche. Pour d’autres, elles déplorent, la mort dans l’âme, la prise de cette décision qui hypothèque leur avenir. Une fois que la loi sera promulguée, les étalages de « Kpayo » disparaîtront de notre vue. C’est une décision,certes louable et audacieuse,qui ne sera pas sans conséquences sur les conditions de vie des Béninois et de l’Etat.Mais comment les Béninois en sont-ils arrivés à ce commerce informel qui fait vivre depuis des décenniesdes centaines de milliers de familles réparties sur l’ensemble du territoire national, du Nord au Sud et de l’Est à l’Ouest?

"Kpayo",une débrouille des Béninois

"Kpayo" est un terme goun1 qui veut dire frelaté. Il a pris tout naturellement sa source dans l’Ouémé, un département proche du Nigéria. Ainsi l’essence "Kpayo" est une essence non conditionnée et non distribuée par l’Etat ni parles distributeurs agréés. C’était en 1980 que le commerce de "Kpayo" a fait son apparition ; d’abord clandestinement, puis de façon flagrante, à la barbe des pouvoirs publics. L’occasion était propice pour cette débrouille qui s’est,in fine, imposée comme un sauf-conduit. Durant les années 80, la situation économique du Bénin n’a cessé de se dégrader. "En 1987, un plan du Fonds Monétaire International (FMI) impose des mesures drastiques : prélèvement supplémentaire de 10% sur les salaires, gel des embauches, mise de fonctionnaires à la retraite forcée. En 1989, un nouvel accord avec le FMI, sur un programme de stabilisation macroéconomique et d’ajustement structurel, provoqua une grève massive illimitée des fonctionnaires et des étudiants qui réclamaient le paiement des salaires et des bourses2 ". Beaucoup de fonctionnaires avaient été donc mis à la retraite forcée. Beaucoup de ceux qui avaient été épargnés avaient trouvé des activités génératrices de revenus complémentaires à leur salaire. Chacun se débrouillait à qui mieux-mieux. C’est à cette époque qu’est apparu le terme "il s’est levé" qui a cours encore aujourd’hui. Cette situation délétère a amené le président KEREKOU à jeter l’éponge et à organiser la Conférence nationale des forces vives. La suite nous la connaissons tous : la Constitution du 11 décembre 1990.

"Kpayo" au Bénin n’est donc pas procédé d’une génération spontanée. Elle est née de l’ingéniosité des Béninoispour sortir d’une situation inextricable. C’est là un autre génie des Béninois.Encore un autre qui découle de celui-là,c’est l’apparition des "zémidjans" motorisés. Ce terme "zémidjan" a également pris sa source dans l’Ouémé où, bien avant l’indépendance, les habitants de cette région transportaient sur leur bicyclette des paniers de "Kana3" voire tout client désireux de se faire porter.Ce mode de transport était appelé "taxi-kana". Timidement "Kpayo" s’est imposé comme une source de revenus sûrs pour les familles. Tous ceux qui, au départ, manifestaient une réticence vis-à-vis de ce commerce se sont, peu à peu, ravisés et convertis en distributeurs, vendeurs de "Kpayo". "Kpayo" a donc fait des émules. Elle a permis à des centaines de milliers de familles de lever la tête de l’eau, de sortir temporairement de la précarité.

Etats de services

En effet, grâce à la vente de "Kpayo", des parents ont pu subveniraux besoins fondamentaux de leur famille : se loger, se nourrir, se vêtir, se soigner, s’instruire.Beaucoup de leurs enfants ont retrouvé le chemin de l’école, ont pu faire des études supérieures. Plusieurs d’entre eux ne seraient pas devenus aujourd’hui des cadres supérieurs de la nation ni des politiciens chevronnés sans cette débrouille de leurs parents.Depuis près de 40 ans, "Kpayo" existe. Ce commerce a permis de réguler la vie sociale béninoise et d’éviter des tensions sociales liées par exemple au manque d’emplois. Un corollaire de cette régulation est par exemple le système de transport motorisé à deux roues présent dans les villes et campagnes du pays, etqui compte parmi les transporteurs denombreux diplômés chômeurs. La prolifération des quatre roues en est aussi une autre conséquence ; l’Etat ne peut nierles bénéfices qu’il en tire par le truchement de diverses taxes.Autres bénéficiaires de cette situation, les agents de l’Etat.Ils se rabattent sur "Kpayo" car leur pouvoir d’achat ne leur permet pas de se hasarder aux alentours des stations d’essence. L’Etat lui-même,dans des moments de pénurie, se tourne vers "Kpayo" ;les longues filesd’attente observées de jour comme de nuit devant les stations d’essencependant les moments de rupture de"Kpayo"en témoignent. "Kpayo" est aux abords de toutes les voiesInter-états du pays. De toutes les denrées, c’est la plus perceptible. De toute évidence, autant les populations que les institutions, toustirent profit de ce génie béninois. Aujourd’hui, "Kpayo" est frappé d’interdiction sur l’ensemble du territoire national comme un pestiféré. Le nouveau Code pénal en a décidé ainsi.

Les conséquences sociales de la suppression de "Kpayo"

Cette interdiction, quoique pressentie en raison des dégâts semés çà et là, sera source de désolation dans de nombreuses familles. La situation sociale caractérisée par une pauvreté endémique qui ne s’est pas améliorée, pour autant, pourrait davantage se dégrader et se généraliser. Le vol, la criminalité, et autres actes de banditisme vont sans doute resurgir avec leur corollaire d’insécurité pour les paisibles populations des villes et des campagnes. Les besoins de survie pourraient pousser des individus à commettre l’irréparable. L’économie du pays déjà fragilepourraitde plus plonger. Le social risque detomber à son plus bas niveau.Les produits et les services en relation avec "Kpayo» pourraient enregistrer un renchérissement. Ce serait le cas des transports urbains et interurbains, des produits alimentaires et leurs dérivés, etc. Le panier de la ménagère va de plus ressentir le coup. Déjà dans son rapport, la mission d’évaluation des performances du Bénin dans le cadre du mécanisme africain d’évaluation par les pairs, notait : "au plan global, près de 28,5% de la population béninoise serait pauvre en 2002 (contre 29,6% en 1999/2000), la pauvreté monétaire étant plus marquée en milieu rural (31,6%) qu’en milieu urbain (23,6%). Les inégalités entre les pauvres se seraient aggravées de 1999 à 2002 du fait de l’augmentation de la sévérité de la pauvreté en milieu urbain4". C’était le diagnostic en 2008. Il n’a pas beaucoup évolué, d’autant plus que la présidente du Fonds Monétaire International (FMI) en visite au Bénin en décembre 2017a déploré le fait que le social n’ait pas retenu la même attention des pouvoirs publics. Elle affirmait, entre autres, ceci : "depuis plusieurs années, le Bénin connaît une forte croissance économique. Cependant, cette solide performance macroéconomique ne s’est pas encore traduite par une réduction significative de la pauvreté, ce qui reste un défi majeur5".

Le défi sera encore d’autant plus grand que l’interdiction de "Kpayo" risqued’entraîner un renchérissement des produits et services, et la réduction ou la disparition des activités connexes dans une réaction de cause à effet. Les populations attendent que l’Etat leur offre des pistes de rechange. Leur survie en dépend. Le ventre affamé n’a point d’oreilles. La croissance observée et chantée par le FMI devrait être partagée et se faire ressentir au niveau du panier de la ménagère. L’exaspération de la pauvreté pourrait tourner en crise sociale. Les dirigeants qui ont précédé le pouvoir en place ont plusieurs fois reculé devant une telle décision ; car elle serait redoutable et lourde de conséquences imprévisibles pour les populations et pour l’Etat lui-même. Laseule aspiration des populations aujourd’hui est d’assouvir ses cinq besoins fondamentaux : se loger, se nourrir, se soigner, se vêtir et s’instruire. L’Etat amission de leur en offrir les conditions de réalisation.

Jacques da MATHA
Journaliste / Expert en Information et Communication
Ancien Directeur Général de l’Office de Radiodiffusion
et Télévision du Bénin (ORTB)
Ancien Directeur du Centre de Formation de l’Union des Radiodiffusions
et Télévisions Nationales d’Afrique (URTNA) à Ouagadougou
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