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Le professeur Léon Bani Bio Bigou au sujet des effets des pesanteurs ethniques sur le développement : « L’histoire sociologique des peuples, les langues, les régions, c’est des couteaux à double tranchant… »
Publié le jeudi 11 juillet 2013   |  fraternitebj.info




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Léon Bani Bio Bigou, enseignant-chercheur au département de Géographie et Aménagement du territoire, Maître-assistant des universités Cames, Secrétaire général de l’Université d’Abomey-Calavi (Uac), s’est prêté à nos questions sur les pesanteurs ethniques qui minent le développement de notre pays.

Professeur, quels sont les différents groupes ethniques du Bénin ?

Lorsqu’on lit souvent certains documents, on voit que le Bénin comporte 52 groupes ethniques. En réalité, sur financement de l’Unfpa, un document avait été élaboré sur les femmes et intitulé : « Nous, les femmes du Bénin ». Au cours du travail de terrain, il a été découvert qu’il existe bien d’autres groupes ethniques. Vous verrez dans certains écrits, les gens mettent 57 groupes ethniques et ça, c’est à la base du travail que j’avais fait. En réalité, aujourd’hui nous en avons une soixantaine. Et dans cette soixantaine, il faut avouer que sur le plan linguistique, il y a ce que les spécialistes appellent des intentions de parler qui ne sont pas une langue, parce qu’il y a beaucoup de parlés qui dérivent d’une langue mère. Et c’est ce qui fait que quand vous entendez parler par exemple du groupe Batonnou et apparenté, il y a des langues où il y a intercompréhension. Quand vous approfondissez un peu, vous verrez qu’il y a une racine, une origine d’où il y a eu des dérivés et la plupart de ces dérivés là se prennent pour des langues. Aujourd’hui, il y a une soixantaine de langues ou d’intentions de parler.

Les peuples retrouvent à travers leur langue, une certaine identité culturelle. Pourquoi les différences linguistiques divisent les individus ?

Là vous touchez un problème de fond. Il y a ce qu’on appelle des faits sociologiques naturels qui sont nés d’une part, du fait que l’individu soit né dans une culture donnée. D’autre part, du fait qu’il soit né dans un espace géographique. Chacun est né quelque part, ce n’est pas la volonté de l’individu. Les croyants diront que c’est la volonté du Créateur. Ce qu’on appelle « Culture », n’est rien d’autre que les connaissances que des individus ou des groupes d’individus ont eu à acquérir dans un contexte géographique donné, dans un contexte historique donné et qui sont transmissibles. Et ces connaissances peuvent avoir trait à la manière dont l’individu ou le groupe d’individus conçoit sa vie. C’est là où on a le domaine de la Philosophie et de la morale. Ces connaissances s’appliquent à la manière dont l’homme transforme le milieu dans lequel il se retrouve. Ces connaissances transmissibles ne sont rien d’autres que la technique. Et c’est là que vous trouvez le domaine de l’Art, c’est-à-dire la manière dont il exprime ses sentiments. Voilà pourquoi à l’intérieur d’un groupe ethnique, vous avez plusieurs types d’art, parce que la manière dont les individus X et Y perçoivent un aspect du milieu naturel et qu’ils veulent le représenter dépend de la manière dont ils le ressentent. Donc, la culture résume tout. Maintenant, pourquoi la langue constitue un élément important ? Le pilier de la culture, c’est la langue, parce que tout s’exprime à travers la langue. Pour communiquer ce que vous avez à transmettre, si vous n’avez pas l’intercompréhension, vous ne pourrez pas transmettre votre connaissance, tout ce que vous avez comme éléments à faire partager aux autres. Et généralement, quand on dit que le développement a comme base la culture, c’est tout simplement parce que la culture est la synthèse de toutes les connaissances. Or cette culture là a une racine pivotante, un pilier qui est la langue. Alors, lorsque vous tuez la langue, vous tuez la culture ; vous tuez la culture, vous tuez le développement.

Est-ce cela le nœud de certaines rivalités qui s’observent au Bénin ?

Evidemment. C’est pour cette raison que les peuples se battent pour pouvoir s’imposer d’abord du point de vue linguistique. Lorsque votre langue triomphe, c’est votre culture qui triomphe ; donc c’est votre manière de voir le monde, votre manière de progresser qui triomphent. Les Européens ont su bien le comprendre, quand ils sont venus. La première des choses à faire était de nous imposer leurs langues. Ils nous ont empêchés de parler nos langues pour parler la leur, puisque c’est ça qui est dominateur. Quand vous tenez quelqu’un du point de vue linguistique, vous le tenez culturellement ; donc, vous le tenez économiquement et du point de vue de développement. L’Afrique ayant été colonisée dans l’ensemble, voilà comment ce grand continent, malgré tout ce qu’il a comme ressources fabuleuses, continue toujours par être titillée, parce qu’on a détruit l’essentiel, ses langues, sa culture. Voilà pourquoi vous n’allez jamais entendre parler du modèle de développement africain, alors qu’on parle du modèle européen, du modèle japonais, du modèle américain, du modèle chinois. Un peuple qui ne prend pas d’abord conscience de ça ne sera jamais développé. En réalité au Bénin, nous n’avons pas compris que multiplicité ne signifie pas nécessairement opposition, pluralité ne signifie pas nécessairement confrontation ; ça signifie complémentarité. Qu’il y ait diversité culturelle, c’est donc une richesse. La politique que les Chinois mènent aujourd’hui, c’est la politique des Européens à travers le monde. Eux, ils ont leur culture, ce qu’ils ont eu à secréter et vont voir ce que les autres ont secrété pour renforcer ce qu’ils ont. Et tant que nous, on n’aura pas compris cela, on ne va pas avancer.

La colonisation a-t-elle favorisé cet antagonisme entre nos peuples ?

Avant que les colons ne viennent, ne nous faisons pas d’illusions, ce ne sont pas les Blancs qui sont venus introduire les querelles chez nous, non. Chez nous, avant qu’on ne parle de Bénin, avant l’arrivée des colons, nous avons deux grands types de peuple. Une première composante qu’on appelle les peuples à structure hiérarchisée qui sont les peuples qui, du point de vue de leur organisation sociale, politique, ont une certaine hiérarchie. Ce groupe là concerne tous les peuples béninois qui ont connu le système de royaume et de chefferie. C’est ainsi qu’on entend parler de royaume d’Abomey, de Batonnou, de Nikki, de Savalou, Djougou, Kouandé, de Savè, de Dassa, de Porto-novo. Ça ne veut pas dire qu’ils ont la même langue, mais du point de vue organisationnel, ils participent à un même système. L’autre composante, ce sont les peuples qu’on appelle à structure acéphale qui n’ont pas connu des structures hiérarchisées. Ce sont des peuples individualistes et très souvent, quand ils ne sont pas organisés, cela constitue une faiblesse pour eux. Ils deviennent la proie ou des proies de ceux qui sont organisés. Voilà pourquoi les différentes conquêtes vont vers les peuples à structure acéphale. Et c’est par rapport à cela que les gens parlent de l’esclavage interne en Afrique qui n’était pas l’esclavage de la traite négrière. Donc, il y avait un système africain qui favorisait cela, parce que quand vous allez en guerre, il n’y a rien à faire, vous tuez et on vous tue. Et si vous êtes parmi les vaincus, il y en a qui perdent leur vie et il y en a qui se soumettent en esclavage. Et parmi ceux qu’on prend en esclavage, soit on les vend, soit ils sont transformés en une autre chose. Alors, lorsqu’un peuple attaque un autre, il y a toujours un vainqueur et un vaincu, mais n’attendez pas que le vaincu fasse l’éloge du vainqueur.

Avant la pénétration coloniale, il y avait ça. C’est comme ça que les chefferies évoluent pour devenir des royaumes, pour arriver au niveau des empires. Et ce sont ces conflits internes qui font qu’entre les différents peuples, il y avait des problèmes. Et de ce point de vue en terme de développement, ce ne sont pas des facteurs favorables par rapport à leur développement à eux, parce qu’il faut rester aussi dans leur contexte, leur idée de développement est qu’ils évoluent tant qu’ils sont vainqueurs. Nous, notre idée de développement a été influencée par l’idée européenne. C’est la même sociologie au niveau des royaumes, au niveau des empires. Ce point de vue ne dit pas que ce sont des facteurs favorables pour le développement, mais c’est de l’inertie. Ce sont des pesanteurs dont on parle.

Les pays développés ont aussi connu ces genres de conflits. Comment sont-ils parvenus à les surmonter ?

L’Europe a connu ça aussi. C’est des étapes d’évolution des peuples. Il n’y a jamais eu quelque part l’unanimité. Il y a eu toujours ça pour que les gens en arrivent aujourd’hui à une certaine harmonisation ; c’est une compréhension pour revoir les choses autrement. Voilà pourquoi il y a eu la révolution de 1989 en France pour briser l’ancien système qui se mettait en place et parler de la République et pour dire la chose de tout le monde. Car c’était la chose de quelques privilégiés. On veut donc que le système devienne un système de tout le monde, d’où la notion de République et nous dansons à ce rythme. Chez nous, il y avait des peuples qui étaient en conflit. Avec l’arrivée des colons, les données vont changer. Lui, il est venu en puissance dominatrice. Il a d’abord utilisé des stratégies pour opposer les peuples entre eux, pour mieux les asservir. Il a maintenant imposé sa loi à tous les niveaux (économique, social, culturel). La belle preuve, nous sommes là, nous parlons le français. Combien de cadres peuvent parler leur langue maternelle aujourd’hui sans introduire des mots français comme anglais selon le domaine dans lequel ils ont été colonisés.

Les politiques ont tendance à jouer sur les fibres de régionalisme pour diviser les individus. Quelle est la racine du mal ?

Avant que la nouvelle école ne prenne, on a commencé par les enfants des chefs. Mais en réalité, les rois et les chefs ne donnaient pas leurs enfants qu’ils considéraient comme les héritiers, qui doivent perpétuer la pureté de leur tradition. Ils n’envoyaient que des enfants des esclaves à l’école, parce qu’ils ne faisaient pas confiance et ne comprenaient pas le nouveau système. Mais d’un côté, il doit avoir de nouveaux cadres, et les premiers parmi ceux-là. Alors, ceux-là qui étaient soumis du point de vue traditionnel et qui n’avaient pas droit à la parole, ce sont eux désormais que le nouveau système a eu à émerger.

La loi du colon devient la loi de ceux qu’il a formés. Et comment vous comprenez que quelqu’un qui est issu d’un peuple qui a été dominé, à qui on a raconté l’histoire et que la nature a voulu aujourd’hui qu’il change de condition et que désormais il lui revient de décider, dans quel sens irait sa décision ? Donc, hier, vous nous avez fait ceci, aujourd’hui c’est nous. Et c’est ça qui constitue des pesanteurs. On veut rendre le coup d’un ancien système par rapport à un autre système. La question de l’unité nationale commence d’abord par les peuples de la même culture par rapport aux anciens conflits traditionnels. Et une fois qu’ils se retrouvent à des niveaux donnés, ils mettent tout en œuvre pour renforcer leur privilège. Et comme tout le monde n’a pas eu accès à l’école, dans la même période, il y a toujours des décalages d’un siècle, 2 siècles, de 5 siècles et d’un côté ceux-là se trouvent par rapport à la nouvelle société plus haut que d’autres. Donc, en se retrouvant dans leur nouvelle position privilégiée par rapport aux autres, naturellement ils ne développent que des comportements privilégiés qui créent de l’autre côté, des comportements de frustrés. Du coup, quand on ne sait pas gérer ça, on crée des problèmes de dysfonctionnement et c’est ce qui crée le problème d’intégration nationale. D’un côté, on dira qu’on est brimé comme si ceux qui ont subi pour la première fois les coups de force des colons, ce sont eux qui les avaient fait venir, ils ont beaucoup souffert avant d’en arriver là. Au lieu de revoir le système autrement, on voit les choses en termes de privilégiés et de frustrés. C’est ça qui crée les problèmes d’unité nationale. Et c’est là que le problème de sectarisme apparaît. C’est le rejet. Il est de tel groupe ethnique, il est de telle région. C’est ça qui donne naissance au régionalisme que j’appelle primaire. Qui n’est pas de quelque part ? C’est un fait naturel qu’on transforme au niveau politique en facteur défavorable, négatif pour notre développement, alors que cela devrait être un facteur de complémentarité. Au lieu de voir cette diversité thématique, cette diversité régionale comme source de richesse, de complémentarité, on voit cela comme source de division. Or, aucune région à elle seule n’a toutes les potentialités. C’est la somme de toutes ces diversités là qui devrait être notre force, notre facteur de développement. Et malheureusement, à partir des anciens jusqu’à la colonisation, c’est la manière dont nous gérons l’héritage que les colons nous ont laissé. C’est là où se trouve le problème. Je vais me résumer en disant que ce qui est mauvais, c’est de prendre ce qui est naturel en politique pour des faits pour nous diviser. Ce qui est naturel, c’est le fait que quelqu’un soit né dans une culture, que quelqu’un soit né dans un espace géographique donné. Mais, qu’on prenne ça en politique comme un fait négatif, ou qu’on traduise ça autrement pour opposer des individus, c’est cela qu’il faut condamner. C’est ce qui nous tue et qui exige des dirigeants une nouvelle vision.

Que proposez-vous pour faire sortir le Bénin de cette situation ?

C’est très simple. La Nouvelle vision constituerait à recenser les maux qui nous minent, à considérer l’individu non pas par rapport à son ethnie, parce que tout le monde appartient à une ethnie, pas par rapport à sa région d’origine, parce que chacun est né dans une région donnée, mais par rapport à ses valeurs intrinsèques, par rapport à l’éthique, à la morale, à son comportement social pour lui confier ou lui dénier des responsabilités. C’est ça qui est important. Les valeurs intrinsèques des individus, c’est ça l’essentiel. Aujourd’hui, on dit mais il est d’où ? Celui qu’on a mis là, il est de quelle ethnie ? Donc, il s’agit de corriger notre vision en cherchant à voir en chaque Béninois et en chaque Béninoise, ce qui est de positif à faire valoriser, à faire valoir et à faire promouvoir, faire en sorte que nous puissions faire la politique dans le sens vertueux et non dans le sens pervers. Malheureusement, c’est ça qui tue mon pays. Nous faisons de la politique, ce qui est un art noble de gérer les hommes, nous en faisons des pratiques pour opposer, diviser des individus, pour tuer l’homme dans l’homme. Ce qu’il faut faire, c’est de se dire que chaque peuple a quelque chose à apporter au progrès universel, au progrès de l’humanité. Il suffit tout simplement d’avoir le courage d’écouter, de regarder, de chercher, de voir et d’accepter. Ce qu’il faut faire, c’est le dialogue. Il faut savoir dialoguer, un dialogue franc, un dialogue sincère et le dialogue suppose l’écoute. Il faut promouvoir les valeurs intrinsèques, les valeurs morales, encourager celui qui fait bien. Il y a tout un système pour encourager quelqu’un à aller plus loin et à faire plus. Ceux qui font mal, il faut les sanctionner pour les amener à bien faire ; pour ça aussi, il y a des systèmes qui sont construits. Nous avons tellement de richesses ; ensemble on est fort, individuellement, on est fragile. Donc, tout peuple pris individuellement est fragile. Si les peuples minoritaires prennent conscience de leur minorité et qu’ils se retrouvent, ils deviendront majoritaires.

Tout le monde est né quelque part, dans une ethnie donnée. Mais, transposer cela sur le terrain politique, c’est cela qu’il faut enrayer de notre tissu social. Et pour le faire, l’un des devoirs des partis politiques, c’est la formation. Dire aux jeunes où se trouve le danger et comment faire pour l’éviter. Ce n’est que la formation et c’est ce que nous ne faisons pas très souvent. Les partis politiques ont ce devoir d’éducation qu’on ne joue pas assez. Si on réunit des jeunes pour dire voici les rapports ancestraux qui existaient entre telle et telle ethnie, voilà comment ces rapports ont évolué, aujourd’hui voilà comment nous sommes, ils auront une autre vision. Ils ne verront plus celui qui est en face d’eux comme un opposant, mais c’est un autre regard qu’ils porteraient sur lui. Montrer aux gens comment des peuples avaient été en guerre et au bout du rouleau, ça a donné naissance au lien de fraternité. Il y a beaucoup de relations fraternelles aujourd’hui qui sont nées des conflits. Un exemple très simple, regardez au niveau d’Abomey, tous ceux qui se disent Aboméens aujourd’hui ne sont pas tous des Aboméens. Il y a des Maliens dedans, il y a des Yorouba dedans et aujourd’hui, ils se disent tous Aboméens. Quand vous allez chez les peuples Batombou, il y a les vrais Batombou, il y a des Batombou assimilés qui répondent aujourd’hui au nom de Batonnou. Mais, entre le Sonraï, regardez là où se trouve le Mali, regardez là où se trouve Gao, regardez là où se trouve Nikki. Mais Aujourd’hui, lorsque les Sonraï et les Batombou se retrouvent, c’est des cousins. Il y a ces relations de plaisanterie entre nous. Il ne peut plus avoir aujourd’hui de conflit entre les Batombou et les Sonraï. Mais, il a fallu d’abord que les Sonraï échouent à trois reprises lors de la conquête du pays batonnou avant qu’on ne soit des frères à travers les inter-mariages.

Votre mot de fin ?

L’histoire sociologique des peuples, les langues, les régions, c’est des couteaux à double tranchant. Ceux qui veulent détruire, ils vont acheter ça pour détruire. Pour construire, il n’y a que ça pour construire. C’est pour cela que je dis, c’est un couteau à double tranchant. Il appartient aux dirigeants de voir le tranchant qu’ils veulent utiliser. S’ils veulent détruire le pays, dès demain là, le pays sera détruit. Ce n’est pas ça que nous voulons. Et avec le même couteau, s’ils veulent construire, le pays aura la paix. C’est clair. Le Bénin sera ce que nous Béninois, nous aurons décidé qu’il soit.

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