Le journaliste et auteur franco-ivoirien Serge Bilé, de passage à Cotonou, il y a quelques jours, a partagé avec le public son message d’exhortation pour une prise de conscience des Noirs. Diaspora, pouvoirs publics et forces vives de l’Afrique, constituent la cible que l’auteur de « Noir dans les camps nazis » voudrait voir se réveiller et éveiller une autre race d’Africains. Il en parle dans cet entretien.
La Nation : Serge Bilé, vous êtes auteur d’une vingtaine d’ouvrages et de plusieurs enquêtes sur les camps de concentration. Qu’est ce qui vous a le plus marqué pendant vos recherches ?
Serge Bilé : Ce qui m’a le plus marqué c’est la foi de ces gens- là qui ont vécu l’enfer dans les camps de concentration. C’était terrible ! Il y avait des gens qui étaient morts, beaucoup d’Africains ont péri, beaucoup de Juifs aussi. Malgré tout, certains ont survécu. Trois ou quatre que j’ai pu voir, notamment un qui s’appelait Dominique Mendi qui a quitté le Sénégal. Un autre s’appelait John William, son nom d’artiste, mais son vrai nom ivoirien c’est Yao. Ces gens ont vécu des choses terribles. Ils sont passés de 90 kilogrammes à 10 kilogrammes comme masse corporelle. Vous voyez ils ont vécu des choses extrêmement terribles et malgré ça, ils sont restés humains, ils sont restés droits, ils sont restés fiers. Je les ai rencontrés 60 ans après et ils étaient extrêmement heureux que quelqu’un leur ait tendu le micro pour qu’enfin ils puissent raconter cette histoire. Dire que nous les Noirs qui avons souffert dans ces camps, n’étaient pas beaucoup moins nombreux que les autres. Nous avons souffert dans ce camp et ce n’est pas normal qu’on ne l’ait jamais dit. Et que justement le fait de le dire, c’est aussi honorer la mémoire de ces gens-là.
C’est ce qui vous fait dire que le nazisme a vu le jour sur la terre africaine ?
Beaucoup d’historiens ne veulent pas entendre parler de la terre africaine. Parce que pour eux, tout est né en Allemagne, tout est né en Europe. C’est faux ! Les premiers camps de concentration ont été construits par les Allemands vers 1905 en Namibie, parce que c’était l’une de leurs colonies. Ils avaient donc à faire avec un peuple qui leur résistait et il a fallu le dominer. Ils ont construit des camps de concentration avec les mêmes choses. Des gens qui étaient marqués au fer rouge, des gens qui étaient affamés, qui étaient pendus lorsque certains d’entre eux essayaient de se rebeller. Toutes sortes d’ignominies, y compris des expériences médicales, étaient faites sur ces gens-là. Donc naturellement, ces premiers camps de concentration allemands ont été créés d’abord en Afrique.
Comment expliquer alors le silence sur un pan aussi important de l’histoire africaine ?
Moi, j’ai souvent envie de dire que le reflexe le plus simple chez nous, serait d’accuser les autres. Oui, on dit les Blancs, ils cachent des choses. Après tout, l’histoire est aussi un enjeu de pouvoir, un enjeu de mémoire, un enjeu de toutes sortes de choses économiques, quelques fois. Donc c’est normal qu’ils privilégient leur histoire. Moi, je dis toujours que l’histoire est écrite par le vainqueur. Le vainqueur ne s’intéresse qu’à sa propre souffrance. Celle des autres, il n’en rien à faire. Au lieu de s’en prendre aux autres, on devrait d’abord se retourner vers nous-mêmes, pour dire : mais est-ce que nous avons fait un travail? Est-ce que nos historiens, nos chercheurs au-delà des thèmes habituels sur lesquels ils travaillent, est-ce qu’ils ont fait ce travail de recherche sur des pans d’histoire qui concernent les Noirs ? Donc peut-être si on se pose la question par rapport à nous-mêmes, là on commence à les voir répondre différemment. Tant que nous ne chercherons pas, tant que ne comprendrons pas que nous les lions ont besoin de leur propre histoire, c’est une histoire de chasseur qu’on va continuer à glorifier. Et donc là, nous sommes une génération qui aujourd’hui veut prendre à bras-le-corps ce problème pour écrire notre histoire. Et cette histoire-là, on n’a pas besoin des autres pour l’écrire. Donc il faut y aller.
Pourquoi avoir décidé de déterrer ce pan de l’histoire de l’Afrique peu connu, si non pas du tout connu du grand public?
Si vous le permettez, je vais repartir très loin. Moi je suis né en Côte d’Ivoire, j’avais 13 ans quand je suis allé en France, j’ai grandi en France. J’ai fait une maîtrise en allemand ensuite une école de journalisme. J’ai commencé à travailler à France Télévision. Un jour, dans mon affectation, je suis allé travailler en Guyane où j’ai présenté le journal télévisé pendant un an. C’est là qu’on m’a dit qu’il y a des descendants d’esclaves africains qui vivent au milieu de la forêt amazonienne et qui sont restés africains comme autrefois. Je prends la pirogue pendant deux heures et je débarque en pleine forêt amazonienne dans un petit village. Je tombe alors sur les descendants des esclaves dahoméens, ghanéens et ivoiriens qui sont exactement comme au temps de l’esclavage avec les mêmes traditions, ces traditions que vous avez même oublié au Bénin, en Côte d’Ivoire et au Ghana. Donc j’ai décidé ce jour-là de réaliser un film sur eux, d’organiser un voyage pour qu’ils fassent le retour en Afrique. C’est depuis ce jour-là que je me suis dit: ce n’est pas normal que nous Africains, nous ayons une histoire que nous ne connaissons même pas, des pans de l’histoire que nous ne connaissons même pas. A partir de cette histoire-là, de ce film-là, j’ai décidé de travailler sur la question des Noirs et sur la question des éléments d’histoire que nous ne connaissons pas.
Et après ?
De la Guyane, je suis arrivé aux Antilles, en Martinique où on m’a demandé de venir présenter le journal télévisé et là, je rencontre une femme qui me raconte qu’elle a écrit un roman sur une servante antillaise pendant la guerre mondiale et qui a été déportée dans les camps de concentration. Une histoire qu’elle dit avoir trouvé intéressante et moi, je me suis dis mais, ici au-delà du roman on pouvait retrouver la trace d’Africain, d’Antillais qui ont été déportés et sont des Noirs américains et est-ce qu’il s’agit de ça réellement ? C’est pourquoi j’ai commencé à chercher et en cherchant j’ai retrouvé la trace d’un Sénégalais qui est encore vivant, un Ivoirien encore vivant, des Allemands noirs qui vivaient donc en Allemagne sous Hitler. J’ai continué à rechercher, c’est comme ça j’ai fait d’abord un documentaire en 1994. Un an après ce documentaire, j’ai fait un autre documentaire sur les esclaves d’origine dahoméenne, ghanéenne, ivoirienne. J’ai fait aussi un documentaire sur les rescapés noirs des camps de concentration, mais ça n’a intéressé personne.
Vous avez abattu un travail titanesque, mais vous semblez déçu par l’accueil qui lui a été réservé !
Il faut être franc, je dis : l’histoire des Noirs, c’est un vrai problème qui se pose à nous-mêmes, et quand je dis nous et bien à nos responsables politiques d’abord parce que, on ne peut enseigner l’histoire des Noirs, on ne peut la connaître que si elle est enseignée à l’école. C’est l’école qui doit être le premier vecteur pour pouvoir permettre à nos jeunes de connaitre cette histoire, de mieux la connaître. Et ça, le véritable appel qu’il faut lancer, c’est d’abord aux hommes politiques : qu’est-ce que vous faites pour que nos livres et nos histoires, pour que nos livres qui parlent de nous entrent dans le programme scolaire ? Lorsque nos élèves au Bénin, en Côte d’ivoire étudient la seconde Guerre mondiale, la déportation, le Nazisme, pourquoi ne pas prendre des exemples avec des gens qui leur ressemblent pour qu’ils comprennent mieux, pour qu’ils saisissent mieux ? Parce qu’on comprend la souffrance des autres, quand on passe aussi par la nôtre. Je pense qu’ils vont adhérer encore plus, comprendre la souffrance des six millions de Juifs qui ont été exterminés, quand ils sauront que quelques milliers ou bien quelques centaines de Noirs qui ont été déportés ont souffert le même martyre. Donc il faut trouver des biais, par le local, le biais aussi ethnique pour pouvoir entrer dans l’histoire.
Et la seconde Guerre mondiale, c’est l’occasion à travers un livre comme celui-là de pouvoir l’appréhender différemment, le regarder différemment. Et donc le vrai, le véritable appel que je pourrai lancer, c’est à nos ministres de l’Education nationale que ce soit au Bénin, au Togo, en Côte d’ivoire ou ailleurs, de faire en sorte que les livres qui retracent nos histoires soient dans les programmes scolaires; nos histoires qui concernent justement la marche du monde dans laquelle nous avons joué un rôle spécifique, que nos histoires entrent aussi dans les programmes scolaires?