(Par Roger Gbégnonvi)
Certains Béninois, sortis de prison, disent, avec enthousiasme, avoir rencontré Dieu grâce à leur séjour carcéral. En fait, pour la première fois de leur vie, ils ont été astreints au silence et au recueillement et, comme ils savent lire peu ou prou, ont été autorisés à lire la Bible ou le Coran, qu’ils ont lus pour tuer le temps. Et c’était béatifiant. Or, analphabètes, la plupart des Béninois rencontrent Dieu sans le silence des prisons et sans lire les Livres Saints.
Quand un Béninois, dépité, dit à un autre Béninois que l’Afrique n’a pas de génie, cet autre se rebelle et cite, pêle-mêle, Cheik Anta Diop, Angélique Kidjo. Intellectuel et vedette de renom, ils ne sont pourtant pas des génies. Mais ils savent lire et écrire dans une certaine langue, activité qui, pratiquée, les a astreints au silence en amont à toute création. La voix du directeur de l’IDEE à Ouidah se fait vibrante quand il évoque certains Noirs américains qu’il voit á l’origine de l’invention de la lumière électrique. Il est possible en effet que, extraits de l’analphabétisme intégral et bavard, et plongés dans le lettrisme presque intégral, des esclaves en soient devenus éveillés au point d’apporter un plus à l’humanité marchante. Car la fonction de l’écriture, c’est de réveiller les possibles dormant en tout homme, de les activer tant par elle-même que par le silence et le recueillement auxquels elle astreint.
Le génie, c’est donc Archimède surgi du bain en criant Eurêka, j’ai trouvé. Il venait de découvrir la loi de pesanteur spécifique des corps. Il était si heureux qu’il en avait oublié de se couvrir tant soit peu. Mais que de travail en amont de ce bonheur ! Car le génie s’adonne à un travail assidu, travail de compilation de tout ce qui a été écrit avant lui sur un sujet donné. Ecrit ! A force de solitude, de silence et de réflexion, il fait dire aux écrits anciens la nouvelle idée, le nouveau principe, qui imprimera un bond en avant à l’humanité marchante. Grâce à Archimède, 3ème siècle avant Jésus-Christ, voici les vaisseaux mués en navires géants sur les océans pour des conquêtes nouvelles. ‘‘Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal, / Fatigués de porter leurs misères hautaines, / De Palos de Moguer, routiers et capitaines / Partaient, ivres d’un rêve héroïque et brutal’’ (J.-M. de Heredia).
Ne nous y trompons pas, tout rêve héroïque, brutal ou pacifique, est interdit à notre Afrique, telle qu’elle est encore et toujours, soixante ans après les indépendances octroyées, encore et toujours repliée dans son réduit mental, privée de la grande lumière de l’écriture, lieu du silence et du recueillement, qui sont à leur tour lieux de la solitude créatrice, pourvoyeuse de génie. Car le génie n’est pas collectif ; d’essence écrite, il est individuel tout en ayant pour socle les acquis antérieurs compilés par un individu. Dans quelles archives de famille, dans quelles bibliothèques municipales ou nationales tel individu trouvera-t-il, sauvegardées, les idées de progrès mûries par nos aïeux, idées sur lesquelles cet individu de génie prendrait son envol, prendrait le haut-vol, pour enchanter, de la part de l’Afrique, l’humanité marchante ? Malgré les apparences, l’Afrique manque à l’humanité marchante. Faute de tout rêve de grandeur – vaincu, ‘‘Le roi est mort en exil’’ –, ayons l’honnêteté cinglante d’Aimé Césaire, retour au pays natal : ‘‘Je refuse de me donner mes boursouflures comme d’authentiques gloires. /
Et je ris de mes anciennes imaginations puériles.’’
Hors de ce regard véridique sur nous-mêmes, nous bégaierons sans cesse les acquis de l’humanité marchante avec laquelle nous ne marchons pas, nous achèterons sans vendre, nous ne vendrons que ce que l’humanité marchante voudra bien nous acheter et qu’elle nous aura ordonné de produire pour elle. Or l’Afrique peut sortir des bavardages stériles et marcher avec l’humanité marchante. Elle doit, pour cela, réveiller ses génies au moyen de l’Ecriture révélée aux siens comme l’outil de tous les envols, l’outil de tous les hauts-vols.