Ganiou Soglo n’est pas satisfait de la gouvernance imposée par la Rupture depuis près de deux ans. Dans une longue interview accordée à votre journal, l’ancien ministre de la Culture a déploré la trop grande importance donnée aux questions de politique politicienne dans le débat public. Cet économiste de formation, exploitant agricole et proche des populations qui soutient l’Etat protecteur, a prodigué quelques conseils afin que le gouvernement qui a fait le choix du partenariat public-privé, réussisse ce modèle économique. Cette sortie médiatique qui reste la première depuis plus d’un an, a été également l’occasion pour l’ancien député de partager ses craintes par rapport à la proposition de loi sur le financement des partis politiques. Lire l’intégralité de l’entretien.
C’est votre première interview depuis un peu plus d’un an. Vous avez souhaité prendre la parole uniquement sur des questions économiques. Alors qu’est ce qui motive cet angle d’intervention?
Il était important après pratiquement deux ans que je puisse me prononcer par rapport à la situation qui prévaut aujourd’hui dans notre pays. Tout le monde sait qu’il y a des difficultés concernant le panier de la ménagère. Je pense qu’après le dernier quinquennat du président YAYI Boni, bon nombre de personnes trouvaient qu’on mettait trop en avant les questions politiques voire même de politique politicienne. Malheureusement, les deux premières années du président Patrice Talon sont du même registre. Il est vrai qu’il y a des réformes qui ont été entreprises. Pourtant quand vous interrogez les populations, celles-ci voient toujours les questions liées à leur bien-être en deçà des attentes qu’elles prévoyaient suite à l’élection du président de la République. Il est bien évident que ce n’est pas en deux ans qu’on peut remettre un pays au travail. Mais force est de constater que les questions de politique politicienne ont toujours droit de cité au Bénin.
A votre avis, quels choix économiques devrait faire le gouvernement sachant que sous le président YAYI Boni, vous avez appelé à booster l’économie béninoise par la relance de la consommation?
Je fais partie des économistes qui considèrent que l’Etat doit être un Etat protecteur. Quand on voit le programme d’action du gouvernement, on constate qu’il s’agit d’un système libéral où on veut faire du partenariat public-privé une priorité. Il est vrai qu’il y a quelques années, j’avais proposé en tant que candidat à la présidentielle de 2006, le système de BOT (built-operate-transfer). C’est-à-dire que vous mettez en concurrence un certain nombre d’entreprises qui vont construire par exemple un ouvrage, le gérer et le redonner à l’Etat. Pour autant seuls les imbéciles ne changent jamais! Après quelques années de réflexion, je me rends compte que quand ce système de BOT n’est pas réellement mis en compétition, on crée une distorsion au niveau économique avec une augmentation des coûts. Je suivais il y a quelques semaines sur une chaine française un documentaire qui reconnaissait que ce montage coûtait deux à trois fois plus cher à l’Etat. Je dis donc que l’Etat doit être un Etat protecteur. Et j’irai même plus loin. Sur des secteurs régaliens comme l’éducation, la santé, mon point de vue a évolué. L’Etat doit faire en sorte d’être majoritaire. Il doit avoir 51% ou dans le pire des cas, avoir une minorité de blocage à savoir 33%. Car dans le cadre d’un partenariat public-privé, quand vous donnez le soin aux entreprises privées de construire des écoles, les coûts qui seront fixés aux populations seront plus chers. Le privé a une gestion des finances totalement différente de celle de l’Etat. L’éducation et la santé sont des secteurs régaliens. J’irai loin!! La Constitution prévoit que l’Etat a le devoir d’éduquer et de soigner ses populations. Pourquoi une entreprise privée construirait-elle une route dans une localité où il y a très peu de personnes au détriment d’une autre localité où il y a beaucoup de personnes ? L’entreprise fera son business plan et montrera que ce n’est pas rentable. Or c’est l’obligation d’un gouvernement de construire des routes sur toute l’étendue du territoire national. Je pense donc que nous avons vocation à avoir un Etat fort, régalien et non un État qui donne à d’autres le soin de construire ce qu’il doit faire… Il faut éviter de créer une discrimination entre les plus pauvres et ceux qui ont les moyens. Je vous donne un exemple. Aujourd’hui si vous payez 2000 F au CNHU pour être consulté, demain si celui-ci devient privé, vous allez payer 10 000 FCFA ou 20 000 FCFA. Il est donc important de proposer une autre voie politique qui suggère un autre modèle économique, un autre modèle de développement. C’est donc un modèle qui doit être revu. On n’a pas appelé le Bénin, «quartier latin de l’Afrique» pour rien! Bon nombre de nos parents sont passés par l’école publique dahoméenne. Et cette même école publique créait les conditions pour qu’un enfant qui avait des aptitudes puisse s’élever dans la société. Aujourd’hui, il est très difficile pour un enfant de pauvre d’évoluer dans la société en ayant les mêmes chances que n’importe qui. On peut faire la promotion de l’excellence. Mais l’excellence pose un problème. Vous avez des enfants qui à 7,8 ou 10 ans ne sont pas des « foudres de guerre » à l’école, mais qui en Première ou Terminale se découvrent et ont des capacités exceptionnelles. Que faut-il faire alors de ces enfants qui ne brillent pas immédiatement ? Je pense que le modèle que je prône est un modèle où l’Etat aurait toute sa place dans notre économie.
Vous prônez donc le retour ou encore la présence de l’Etat. Cela suffirait-t-il pour relancer la consommation?
Aujourd’hui, nous ne maitrisons pas notre monnaie. Mais c’est un débat hautement politique. Donc, je ne voudrais pas entrer dans les détails. Simplement, je rappellerais à mes concitoyens qu’au moment où les taux d’intérêts sont les plus bas dans le monde, aujourd’hui des Etats financent leurs dettes grâce à des taux d’intérêts quasiment négatifs. Si on prend le cas de la France, les prêts à la consommation tournent autour de 1, 2 ou encore 2,5%. Les entreprises pouvant bénéficier de prêts encore plus avantageux!! Comment pouvez-vous comprendre que les banques commerciales nous proposent des taux d’intérêts de 8 à 12, 13 ou encore 14% ? Et quand on parle de tontine, ça peut aller à 30%. Ça pose donc un vrai problème pour relancer la consommation. À part la problématique monétaire que nous ne maitrisons malheureusement pas, on peut légitimement se dire pour relancer la consommation qu’il faudrait augmenter les salaires des fonctionnaires voire les doubler. Si l’Etat augmente de façon réelle les salaires des fonctionnaires, le privé va devoir se réajuster même si dans notre pays le salaire dans le privé est plus important que dans le public. On ne peut pas continuer à nous servir le prétexte que l’augmentation des salaires va entrainer l’inflation des prix. Le taux d’inflation peut être important dans les pays qui sont exportateurs de produits manufacturés et transformés. Mais nous n’en sommes pas encore là! On ne peut donc pas nous demander de regarder exclusivement cet indice qui est le taux d’inflation.
Fin 2017, lors du vote du budget au Parlement, de nombreux chefs d’entreprises ont appelé à un assouplissement de la fiscalité en faveur des petites et moyennes entreprises. Quelle est votre position sur la question?
Vous aviez voulu savoir au début de cet entretien ce que je pensais de la situation économique de notre pays. Il est bien évident que le gouvernement actuel a proposé des réformes ; des réformes qui peuvent être appréciées positivement ou négativement. Cela dépendra où on se situe par rapport à ces réformes. Mais il est évident que la plupart de nos concitoyens ne voient ces réformes que sous le prisme de l’augmentation des taxes. Il y a quelques mois, il avait été proposé que nos concitoyens qui sont dans l’informel puissent revenir dans le formel. Il a été donc proposé pour ceux qui sont dans l’informel un taux fiscal unique et assez bas. Cela permettait à des gens qui se cachaient de décider de revenir dans le formel et envisager d’être protégés par le Code du travail. Force est de constater que face aux soucis de rétablir un certain équilibre financier, le gouvernement a abandonné cette réforme fiscale pour toucher les plus pauvres. Je pense qu’on va repousser les plus petits à ne pas rentrer dans le formel, ou ceux qui étaient dans l’informel qui sont passés dans le formel à revenir dans l’informel avec cette loi fiscale. Je pense que c’est un sujet important que nous suivrons avec acuité cette année pour voir comment les petites et moyennes entreprises vont réagir face à cette nouvelle donne financière.
Monsieur le ministre, vous avez également une casquette d’exploitant agricole. Et vous évoquiez il y a quelques temps les difficultés pour accéder au financement. Alors que peuvent faire les pouvoirs publics pour solutionner ce problème?
Dans le programme d’action du gouvernement, il a été question et je pense que c’est louable, que notre économie repose sur le secteur agricole. Mais je dirai que c’est un « pléonasme » de souligner que l’agriculture est le secteur majeur dans le programme d’un gouvernement. On n’a rien inventé!! Le gouvernement a proposé quatre à cinq secteurs sur lesquels il va prioriser ses actions à savoir le coton, l’ananas, l’anacarde, le maïs, le riz et les produits maraîchers. Dans l’agriculture, il faut donner du temps au temps. Aujourd’hui, je ne peux pas me prononcer par rapport aux retombées économiques de ce programme. Mais on a constaté que la production cotonnière a connue une augmentation. Si le secteur agricole est bien encadré, il doit nous amener au décollement économique. Aucun pays ne s’est développé sans passer par l’agriculture. Aujourd’hui, il est difficile pour beaucoup de nos concitoyens qui se battent au quotidien et qui n’ont pas les financements adéquats surtout dans le secteur agricole qui est pourvoyeur de capitaux, de faire en sorte que leurs projets puissent passer à l’étape industrielle. La plupart des paysans sont pauvres et pourtant ils produisent. Ceux qui sont riches sont les intermédiaires. On doit pouvoir changer les choses. Nous utilisons aujourd’hui des ordinateurs. Bill Gates a conçu des systèmes d’exploitation pour faire marcher ses ordinateurs. On utilise avec beaucoup de joie le téléphone à la grande pomme qu’on appelle Apple.
On utilise les réseaux sociaux comme Facebook. Mais ce qu’il faut faire comprendre aux populations c’est que ni Bill Gates, ni Steve Jobs, ni Mark Zuckerberg n’étaient millionnaires. Ils n’avaient pas de fonds propres ou très peu. Mais une loi aux Etats-Unis, le Small Business Act a été mis en place pour accompagner les génies. La dernière fois j’étais à la boulangerie OMANI et j’ai rencontré un Béninois qui fait de l’huile de coco. C’est un garçon qui a la possibilité d’avoir des marchés mais qui ne peut pas répondre aux commandes parce qu’il n’a pas une ligne de production. Et une ligne de production, c’est 1 million d’euros, 2 millions d’euros. Dans les pays ambitieux, c’est avec ces expériences qu’on a créé le crédit agricole. Donc si on a envie de développer l’agriculture, il nous faut créer une banque agricole. Le plus tôt sera le mieux. Ce n’est qu’à partir de là que les projets de bon nombre de nos concitoyens pourront répondre aux exigences de notre marché intérieur mais aussi des marchés de la sous-région. Il y a un cadrage au niveau du gouvernement. Il faut lui laisser le temps d’avoir des chiffres. On parle de la vallée de l’Ouémé depuis cinquante ans. C’est la deuxième vallée la plus fertile au monde après le Nil soit-disant…Mais on n’en fait rien! Il y a un réel problème dans notre pays.
Une proposition de loi est actuellement sur la table des députés. Elle porte sur le financement des partis politiques. Quelle lecture en faites-vous ?
Je vais peut-être vous choquer. J’ai lu cette proposition de loi. Et j’ai des craintes. On en revient pratiquement à un parti unique. Depuis la conférence nationale, on demande une amélioration au niveau de l’encadrement politique notamment le financement des partis politiques. A mon entendement, on finance les partis politiques qui auraient des députés à l’Assemblée nationale, qui auraient des Conseillers municipaux, qui auraient des chefs quartiers, des chefs de villages. On s’accorde tous à dire que si on veut que les partis politiques jouent leurs rôles de formation de leurs militants, il est normal que l’Etat puisse faire en sorte que ces partis politiques aient les moyens. Je me rappelle qu’au niveau de la Renaissance du Bénin avec mes camarades, on avait formé un groupe de réflexion où c’était plus une école de formation vis-à-vis de nos militants. On leur expliquait le rôle des maires, des conseillers municipaux. Et cela demande un certain nombre de moyens. Si vous voulez avoir un document portant sur un parti politique, ça demande des moyens. Mais quand je lis cette proposition de loi, je me rends compte qu’on est passé d’un régime d’information à un régime d’autorisation. Avant on informait le ministère de l’Intérieur, on lui envoyait des documents pour lui annoncer qu’on a créé un parti politique. Et cela respectait la Constitution de notre pays qui, même si ce n’est pas écrit clairement établit un système de multipartisme intégral. On peut dire tout ce qu’on veut sur les partis politiques, leurs insuffisances. On peut chercher à l’orienter dans le sens de l’amélioration des conditions de vie de nos populations. Notre système politique a pu permettre aux citoyens béninois de s’exprimer librement. Aujourd’hui, quand vous lisez cette proposition de loi, on ne sera plus dans un régime d’information. On sera dans un régime d’autorisation. Cela veut dire que vous allez avoir un organe qui va statuer sur le fait que les Béninois puissent se réunir et s’associer et faire de la politique. Je pense que ça va à l’encontre des idéaux de la conférence nationale. Et je fais partie de ceux qui s’appuient sur les idéaux de la Conférence nationale. On peut ne pas être d’accord avec un système, on peut ne pas être d’accord avec certaines décisions de la Cour constitutionnelle, mais on doit les accepter parce que ça fait partie des idéaux auxquels nos parents ont adhéré et qui nous permettent de vivre en paix dans ce pays. En 1996, la Cour constitutionnelle a déclaré le président Mathieu Kérékou vainqueur aux élections présidentielles. Des années plus tard, tout le monde s’accorde à reconnaître que le président Soglo avait gagné ces élections car on n’efface pas 400.000 voix à un candidat par hasard? Est-ce qu’en 1996 le président Soglo, même s’il a désapprouvé la décision de la Cour de lui enlever 400 mille voix, a appelé à la désobéissance civile? Quand vous prenez cette proposition de loi, on nous dit que les membres fondateurs qui vont devoir statuer au sein des futurs partis politiques devront être 100 par Commune. Nous avons 77 Communes. J’ai fait mes classes au sein de la Renaissance du Bénin. Quand vous avez 10 membres fondateurs par département, ça crée des problèmes logistique et financier. Aujourd’hui quand on dit qu’il faut avoir 100 personnes par Commune, on sort du cadre du financement. On n’a pas demandé d’avoir un organe qui autorise, qui est juge et parti. Au sein de cet organe qui va siéger pendant cinq ans, vous avez des représentants des ministères de la Justice, de l’Intérieur, des Finances et d’autres personnes. Et ce sont eux qui vont autoriser qui sera ou ne sera pas un parti politique. On veut créer une loi qui sera anticonstitutionnelle parce qu’elle sort du cadre de notre Constitution. Oui nous devons aller plus loin. Oui nous devons accompagner nos partis politiques. On a connu l’Ubf, Fcbe, aujourd’hui on parle du Bmp. On leur demande de se mettre ensemble pour envoyer des gens au Parlement qui auront droit au financement. On demande aux partis de s’entendre pour gérer le financement. Mais aujourd’hui, on veut créer des distorsions. Et j’en appelle à la conscience de nos auditeurs : chacun de nous sait que regrouper les Béninois est déjà difficile. Vous avez 10 membres fondateurs par département, chacun voudra être sur une liste. Alors quand on va être 100 par communes, comment allons-nous faire ? C’est seul quelqu’un qui est au pouvoir avec sa coalition qui pourra répondre à de telles exigences. On va donc enlever la parole aux Béninois? Chaque pays à sa culture. Le Bénin n’est ni la France.
Le Bénin n’est ni le Rwanda. Le Bénin n’est ni la Russie. Le Bénin est l’ancien Dahomey avec une culture politique qui appartient à son passé et à son présent.
Quel message avez-vous à lancer aux députés sur ce dossier?
Il faut laisser la possibilité à nos concitoyens de se regrouper librement. Avoir 100 personnes par commune. C’est pratiquement irréalisable. Je pense qu’il faut abandonner cette proposition de loi et nous en tenir au simple financement de ceux qui seront élus à l’Assemblée nationale ou dans nos Conseils municipaux. Ne créons pas des problèmes inutiles qui vont amener les Béninois à se poser des questions sur le bien fondé des réformes. Il nous faut plutôt des réformes consensuelles. Si vous voulez passer en force, ça va créer de l’amertume, des mécontentements. Il y aura des gens qui ne pourront pas solliciter les suffrages des populations. J’en appelle au Chef de l’Etat. Personne ne l’a empêché de se présenter à l’élection présidentielle de 2016. Et je pense qu’il ne faut en aucun cas empêcher un candidat quel qu’il soit de pouvoir aller à des élections intermédiaires ou encore présidentielles.
Vous voudriez bien conclure cet entretien.
Je vous remercie. On dit souvent dans notre pays que le bien ne fait pas de bruit et que le bruit ne fait de bien. Cela faisait un certain nombre de mois que je ne m’étais pas exprimé. Et je vous remercie de me donner l’opportunité de m’adresser à mes concitoyens. Je ne manquerai pas de leur souhaiter même avec beaucoup de retard une bonne et heureuse année. Je leur souhaite beaucoup de santé et d’amour. Quand vous avez les deux, le reste suit. J’espère que les réformes entreprises par notre gouvernement porteront leurs fruits et que durant cette année, la ménagère trouvera un mieux-être et surtout en cette année pré-électorale, la priorité sera l’économie, le social et l’Etat protecteur. Je pense que c’est ce qui est fondamental. On doit pouvoir faire faire appel à toutes les composantes quelles qu’elles soient de notre pays. Pour autant, ce n’est pas un appel du pied au président de la République. Avant moi, il y a d’autres Béninois qui ont besoin que l’Etat protecteur puisse se pencher sur les difficultés qu’ils rencontrent. Je vous remercie. Et j’espère que les critiques comme les conseils seront toujours les bienvenus suite à cet entretien.
Interview réalisée par Allégresse SASSE