Dans un entretien accordé à Challenges, le président du Bénin explique pourquoi le projet de l’industriel français de construire et réhabiliter 3000 kilomètres de voies ferrées en Afrique de l’Ouest est inadapté. Et pourquoi son pays se tourne vers la seule puissance capable de financer et réaliser un chemin de fer « moderne » : la Chine.
Au Palais de la Marina, un vaste bâtiment moderne en plein cœur de Cotonou, la capitale économique du Bénin, Patrice Talon, le président, n'a pas mâché ses mots dans l'entretien exclusif qu'il a accordé à Challenges, ce 16 mars. L'ex hommes d'affaires, qui reçoit dans un bureau sobre, a des idées très arrêtées sur le grand projet de boucle ferroviaire de 3000 kilomètres, qui doit relier Cotonou à Abidjan, la capitale ivoirienne, en passant par le Niger et le Burkina Faso (1170 kilomètres de voies à construire, le reste à réhabiliter). Un chantier pharaonique lancé par le groupe Bolloré, qui l'évalue à 3 milliards d'euros, mais stoppé depuis plus de deux ans par la justice béninoise. Les magistrats ont donné raison au rival de Bolloré, l'homme d'affaires béninois Samuel Dossou, qui estime avoir des droits concédés antérieurement par le gouvernement béninois. " Il faut sortir de cet imbroglio juridique, souligne Patrice Talon. Les deux opérateurs doivent se retirer, à l'amiable, du projet. Et il faudra qu'ils soient indemnisés de façon équitable ".
Investissement bas de gamme
Le message est clair : Bolloré doit abandonner sa boucle ferroviaire, qu'il avait démarré à la hussarde, en démarrant les travaux à Cotonou et en construisant un tronçon de 140 kilomètres, en plein désert au Niger, sans se soucier des droits acquis par ses concurrents. " Le modèle n'est pas bon. Un investisseur privé ne peut pas financer seul le chemin de fer que nous voulons. Nous avons besoin d'un équipement moderne. Avec le projet tel qu'il a été conçu par Bolloré, les investissements auraient été datés ". Le président béninois relève une critique récurrente du groupe français, en Afrique, sur son chemin de fer jugé " bas de gamme ", avec des rails à " écartement métrique " plus étroits que les rails de standard international et du matériel roulant d'occasion. " Notre chemin de fer ne doit pas nous éloigner de l'avenir ", résume-t-il de façon lyrique.
Patrice Talon affirme avoir la même vision que le président du Niger, Mahamadou Isoufou, autre partenaire du projet, qui jusqu’alors appuyait fortement la candidature de l’industriel français. Par ailleurs, il pousse le « tombeur de Bolloré » au Bénin, Samuel Dossou, à se retirer lui aussi de cet investissement gigantesque. Car cet homme d’affaires, qui a fait fortune dans le pétrole, au Gabon, au côté d’Omar Bongo, n’a pas la surface financière suffisante.
Alors, qui peut mener à bien un chantier, initié en …1905 par la puissance coloniale française ? Pas de doute, l’élue du président béninois, c’est la Chine. « C’est le partenaire le plus indiqué, le choix le plus réaliste pour un tel projet. La Chine dispose des moyens financiers nécessaires. Elle a annoncé qu’elle allait apporter 60 milliards de dollars à l’Afrique, pour financer notamment les grandes infrastructures, souligne Patrice Talon. Et elle a démontré son savoir-faire technique ». Les Chinois viennent, en effet, d’inaugurer la ligne électrifiée Djibouti-Addis Abeba, la capitale éthiopienne. Les 756 kilomètres de voies, réalisées par deux sociétés chinoises, ont coûté pas moins de 4 milliards de dollars, financés par l’Empire du Milieu.
Des risques judiciaires sous-estimés
De son côté, le Chef de l’Etat béninois affirme avoir déjà obtenu « l’accord de principe » des autorités chinoises pour examiner la faisabilité de son projet ferroviaire. Et les experts de Pékin ont chiffré le coût d’un tronçon allant de Cotonou à la frontière de Niger, soit 740 kilomètres : 4 milliards de dollars. Une évaluation similaire à celle réalisée par la société d’engineering canadienne CPCS, à qui le gouvernement béninois a aussi confié une expertise technique.
C’est donc un sérieux coup dur pour Vincent Bolloré, qui minimisait les risques de l’opération, notamment sur le plan judiciaire : « C’est inhérent à toutes les grandes aventures, les canaux de Panama ou de Suez », lançait-il dans une interview à Challenges, en janvier 2016, juste après une première condamnation par la justice béninoise, confirmée, en octobre dernier, par la Cour Suprême. Sa « méthode commando », qu’il affiche en Afrique, a pourtant révélé ses limites. D’ailleurs, ses équipes semblent déjà avoir fait le deuil du chemin de fer : « S’il existe des opérateurs capables de se substituer au groupe pour réaliser la boucle ferroviaire, nous sommes prêts à sortir de la société qui gère le projet », nous confiait récemment Philippe Labonne, le directeur général adjoint de la filiale Transport & Logistics. Bolloré va se concentrer sur ses acquis, la gestion portuaire où il est en pole position, après avoir conquis une quinzaine de ports africains. Et oublier la grande aventure ferroviaire dont il a rêvé.
Thierry Fabre, envoyé spécial au Bénin