Pour diverses raisons, des enfants béninois en âge d’être scolarisés abandonnent le chemin de l’école pour l’apprentissage d’un métier. Dans le lot, on en trouve de moins de 14 ans, alors que le Code du travail du Bénin, en son article 66, dispose : « Nul ne peut être apprenti s’il n’est âgé de 14 ans révolus».
Commune d’Abomey-Calavi dans le sud du Bénin. Dans un petit atelier de menuiserie dans les parages du campus universitaire, Claude est déjà à la tâche. Il est à peine neuf heures. Haut comme trois pommes, vêtu d’un tee-shirt usé et trop grand pour son frêle corps, le jeune garçon soulève avec peine un madrier qu’il dépose délicatement sur une table, un peu plus loin. Il répète l’opération plusieurs fois et manque de tomber plus d’une fois. Entre deux tours, le jeune garçon prend le temps de souffler un peu. Pendant ce court laps de temps, il s’évade. Peut-être pense-t-il à l’époque où, élève en classe de Cm 1 de l’unique école de son village, dans le sud-ouest du Bénin, il se rêvait « docteur». C’était-il y’a deux ans à peine. Une éternité pour Claude qui reprend vite ses esprits. Son « patron» ne va pas tarder à arriver et il a à finir sa tâche pour éviter les foudres de celui-ci. Ainsi va la vie de Claude, apprenti-menuisier. Comme lui, nombreux sont les jeunes enfants béninois en âge d’être scolarisés, à se retrouver dans des ateliers pour une formation professionnelle. Agés de 10, 12, 13 ans, parfois même 7, voire moins, ils quittent le système scolaire pour l’apprentissage. La décision de la mise en apprentissage émane presque toujours des parents qui, faute de moyens pour assumer la scolarité de leur enfant, y voient un tremplin pour l’auto-emploi. Malheureusement, cette voie d’accès à l’auto-emploi se transforme en long séjour en enfer pour les enfants, en raison des conditions de travail très dures et éprouvantes auxquelles ils font face, souvent au péril de leur santé.
Noé, 10 ans, apprend vite. Dans ce garage de mécanique d’Agla, un quartier populeux de Cotonou où il a atterri l’année passée, le gamin exécute déjà plusieurs tâches. Il est le seul apprenti de son « patron ». « J’ai commencé l’apprentissage il y a environ un an. Je sais faire la vidange, régler tout ce qu’il y a comme petits problèmes qui ne concernent pas le moteur », lance-t-il avec une pointe de fierté dans la voix. Déscolarisé depuis la classe du cours préparatoire (Cp), Noé a atterri dans cet atelier par la volonté de sa tante. « Je vivais avec ma tante. Je ne sais pas pourquoi elle m’a enlevé de l’école pour m’envoyer en apprentissage ». Aujourd’hui, Noé ne tergiverse pas trop sur les motivations de sa tante. Son unique souhait : terminer son apprentissage et se mettre à son propre compte en ouvrant son propre garage à 13 ans. En attendant ce jour, Noé continue d’apprendre et de subir des châtiments, à l’instar de beaucoup d’apprentis.
Les sévices corporels font partie de la formation
Les châtiments continuent de faire partie du quotidien des apprentis alors que la loi N°2015-08 du 08 décembre 2015 portant Code de l’enfant en République du Bénin les interdit en son article 119 : « Toutes les formes de châtiments corporels sont interdites à l’école, dans les centres d’apprentissage professionnel et dans les structures d’accueil ». En effet, les enfants les subissent au quotidien. Pour certains maîtres, les sévices, surtout corporels, sont de l’ordre du normal et font partie de la formation. Celui de Noé est un adepte de la chicotte et il ne s’en cache pas. « Je ne le frappe pas trop et pas tous les jours. Mais s’il s’entête, j’utilise la chicotte et je ne vois aucun mal à cela » avance-t-il, estimant que « si Noé était à l’école, il ne pourrait rien faire pour échapper à la chicotte du maître, quel que soit son âge ». Terrorisées, les petites victimes n’osent parler. « La première fois que j’ai dit à mon père que mon patron me bat et que je veux changer d’atelier, papa m’a remorqué sur sa moto et on est allés voir mon patron. Mon père lui a narré ce que je lui ai dit et lui a donné l’ordre de me frapper autant qu’il peut », se rappelle Jérémy A., un apprenti menuisier qui a du mal à oublier ce triste épisode de sa vie d’apprenti.
Battus, les apprentis sont aussi exploités. Dans « L’enfant apprenti au Bénin », son mémoire de DEA en droits de l’homme, Camille Raoul Fassinou note ainsi que « …les apprentis et en particulier les plus jeunes, sont utilisés à toutes sortes de commandes qui n’ont rien à voir avec le métier objet de leur contrat ». Astreints à une soumission entière et totale vis-à-vis de leurs maîtres, ils sont souvent abusivement exploités par ces derniers. Il est imposé à certains, des tâches domestiques comme faire la vaisselle, faire la lessive ou faire des courses pour le « patron » ou ses proches.
Apprentie-coiffeuse dans la banlieue nord de Cotonou, Gisèle, 12 ans, est aussi la bonne à tout faire de sa « patronne », une jeune mère de famille. « J’ai commencé l’apprentissage depuis deux ans. J’arrive au salon tous les jours, sauf le dimanche. Je suis là vers 7h30. Je balaie, je range les choses et je vais acheter l’eau avec laquelle on lave les cheveux des clientes. Je fais tout cela avant l’arrivée de « tantie » », explique-t-elle. Gisèle s’occupe aussi des enfants de sa patronne, et en particulier du plus jeune qui n’a pas encore deux ans.
Violations tous azimuts…avec la bénédiction des parents
La mise en apprentissage de Gisèle, Noé, Claude et tant d’enfants est contraire aux dispositions qui sont en vigueur. En effet, la Loi n°98-004 du 27 janvier 1998 portant Code du travail au Bénin en son article 166, dispose : « Les enfants ne peuvent être employés dans aucune entreprise avant l’âge de 14 ans ». Pour le juriste Odric Houndékon, l’emploi de l’enfant avant l’âge de 14 ans est qualifié d’abus d’exploitation. Avant d’entrer en apprentissage, il faut certaines conditions ajoute Odric Houndékon, se référant à l’article 223 du Code de l’enfant qui les énumère : « …être âgé d’au moins quatorze (14) ans; avoir fini les cours de l’enseignement primaire; faire l’objet d’un contrat d’apprentissage ». « L’enfant qui n’a pas encore le certificat d’études primaires ne peut pas, et ne doit pas entrer en apprentissage. Malheureusement, c’est à autre chose qu’on assiste », déplore Odric Houndékon qui pointe du doigt une violation de l’article 13 de la Constitution béninoise selon lequel « l’enseignement primaire est obligatoire ». S’ils sont conscients que l’apprentissage précoce prive leurs enfants de leur droit à l’éducation, certains parents tentent de le justifier. « Oui, la loi interdit le travail des enfants mais il faut dire que c’est bien d’inculquer le goût du travail aux enfants. Ce n’est pas quand ils auront 17 ou 20 ans qu’ils vont avoir l’amour du travail », explique ainsi un père qui a préféré sortir son enfant de 12 ans du circuit scolaire. C. Agossou, le père d’un autre jeune apprenti avance que « quand l’enfant devient trop grand avant d’aller en apprentissage, le patron même n’arrive pas souvent à avoir de l’autorité sur lui ». Albert G. lui, est radical : « Dès que je constate qu’un de mes enfants ne travaille pas à l’école, je l’inscris automatiquement en apprentissage pour qu’il ne perde pas du temps ».
« La situation devient préoccupante »
La mise en apprentissage précoce perdure alors que le Bénin s’est doté d’un arsenal juridique pour protéger ses enfants. Pour Camille Sègnigbindé, le président du Réseau des journalistes béninois pour l’enfance (RéJoBE), il n’y a rien de plus frustrant, d’autant que le législateur a mis à la disposition des décideurs politiques, l’arsenal qu’il faut pour contribuer au mieux à l’épanouissement de l’enfant au Bénin. Il en veut pour preuves, le Code de l’enfant et toutes les autres dispositions telles que les protocoles et conventions signés et/ou ratifiés par le Bénin. « Quand on a connaissance de l’existence de ces outils, on est très frustré de constater que l’enfant béninois continue de subir certains traitements qui entravent son épanouissement », déplore Camille Sègnigbindé. Il ajoute que la mise en apprentissage précoce des enfants est une situation qui devient préoccupante, parce que c’est la seule option qui semble pratique pour les parents démunis. Les causes de cette pratique sont pour lui, la méconnaissance des textes, la pauvreté, et la mauvaise foi de certains parents et tuteurs d’enfants. Pour y remédier, il suggère qu’on aide les parents à comprendre que plus le niveau d’instruction de l’enfant est élevé, plus il a des chances de mieux organiser son entreprise, une fois l’apprentissage terminé. Camille Sègnigbindé appelle aussi l’État à prendre ses responsabilités. « Il faut sensibiliser les parents sur le sujet. Aux décideurs publics de prendre leurs responsabilités pour décourager la pratique. Les Organisations non gouvernementales (ONG) font déjà un travail remarquable, mais elles n’ont pas le pouvoir de répression », selon lui. Le premier responsable du RéJoBE plaide pour la rigueur dans l’application des dispositions existantes et à la structuration des organisations intervenant sur le terrain avec une synergie d’actions sur tout le territoire national entre différents acteurs.
Avec le soutien de l’Ambassade des USA.