Alors que les acteurs des échanges commerciaux entre le Bénin et le Nigéria espèrent une réouverture des frontières, les conséquences du protectionnisme deviennent de plus en plus lourdes et pesantes sur le quotidien des populations. De nombreux secteurs en faillite, baisse des recettes douanières inéluctable, pouvoir d’achat des commerçants fragilisé, des opérateurs économiques menacés d’abandonner leurs activités commerciales après avoir perdu des centaines de millions de francs CFA…
Plus les jours avancent, plus la courbe de l’impact sur les activités économiques croît. Si le nombre de commerçants touchés augmente, les secteurs affectés deviennent considérables. Alors que les principales filières touchées dès les premières semaines étaient le commerce de l’essence de contrebande, l’exportation des produits manufacturés et les véhicules d’occasion, le « virus » de fermeture des frontières nigérianes avec le Bénin a atteint de nouvelles activités économiques. Si la décision de l’Etat fédéral visait au départ l’interdiction de la contrebande, les faits sur le terrain montrent son extension vers les activités légalement autorisées. Les productions locales du Bénin qui n’ont rien à voir avec la réexportation sont également affectées 28 jours après la fermeture. Selon le Président de l’association des grands producteurs d’ananas, Gaston Akondé, la filière ananas a déjà enregistré de nombreuses pertes. « Nos ananas produits ici au Bénin se gâtent. Nous ne savons même pas à qui nous en remettre car nous constatons que les autorités gouvernementales elles-mêmes ne dorment plus. Nous étions en réunion avec le ministre de l’agriculture la semaine écoulée. Nous avons laissé nos propositions. Si les frontières ne sont pas rouvertes dans un bref délai, nous risquons de nous endetter énormément parce que nous avons des engagements avec des établissements bancaires qui nous financent », a laissé entendre le patron des producteurs d’ananas au Bénin. Au-delà de l’ananas, d’autres produits agricoles notamment le gari, le maïs et l’igname n’arrivent plus à traverser les frontières. Avec cette fermeture, la situation économique inquiète et préoccupe les spécialistes de l’économie et les opérateurs économiques
Eudoxie H. BESSAN, Doctorante en Economie et membre du Laboratoire d’économie publique spécialiste des questions de commerces transfrontaliers Bénin-Nigéria
« Le Nigéria représente le premier partenaire commercial du Bénin avec 86% de la valeur des produits importés »
Les frontières entre le Bénin et le Nigéria ont été fermées depuis le 20 Août 2019. Officiellement, la décision a été prise en raison d’une opération militaire qui vise à favoriser la coopération inter-institutions, renforcer la sécurité transfrontalière, lutter contre le banditisme armé, la prolifération des armes. Mais d’autres raisons sous-tendraient la décision d’Abuja, notamment le commerce de contrebande vers le Nigeria.
Le Bénin apparaît essentiellement comme un marché de transit où les marchandises importées sont réexportées en majorité de manière frauduleuse, vers les pays de la sous-région. Il est un véritable carrefour commercial pour l’ensemble des pays de la sous-région en l’occurrence le Nigeria qui représente le premier partenaire commercial dans l’informel du Bénin selon les données de l’Enquête sur le Commerce Extérieur Non Enregistré (ECENE) effectuée par l’INSAE en 2011 avec plus de 86% de la valeur des produits importés. De ce fait La fermeture unilatérale des frontières du Nigéria a des conséquences indéniables sur l’économie béninoise aussi bien sur le plan microéconomique et sur le plan macroéconomique.
Au plan microéconomique, cette situation va contribuer à détériorer le bien-être des populations qui vivent du commerce transfrontalier informel. En économie, il y a amélioration du bien-être de la collectivité ou progression vers l’état désirable chaque fois qu’un changement dans l’économie est tel que ceux qui en retirent un gain, ont la possibilité d’indemniser, et au-delà ceux qui subissent une perte. La situation dans laquelle se trouve l’économie montre clairement que les populations subissent les conséquences néfastes de la fermeture des frontières dont le signe le plus visible est la montée des prix des biens de consommation tels que l’essence de contrebande. En effet, cette essence contribue à augmenter le pouvoir d’achat et donc d’une certaine manière à contribuer à augmenter le bien-être économique des consommateurs en partie à cause du différentiel de prix (prix formel, prix informel) qui était établi à près de 200 FCFA ces derniers mois et qui aujourd’hui tourne autour de -15FCFA -35FCFA. De plus les clients dans les principaux marchés du Bénin, sont essentiellement nigérians, cette fermeture entraîne alors la mévente et compromet ainsi le rôle de soupape économique que joue le secteur informel. Les femmes qui vivent du petit commerce transfrontalier se retrouvent également dans des situations critiques en raison du ralentissement des échanges transfrontaliers. La contrebande de l’essence au Bénin permet de camoufler le chômage à travers le sous-emploi au Bénin. Avec cette fermeture à long terme, le taux de chômage pourrait augmenter car ce secteur qui représente plus de 80% du secteur pétrolier béninois va reverser la part de sous-emploi qu’il contenait sur le marché du travail. Si la fermeture des frontières perdure au-delà des conséquences économiques suscitées, une tension sociale pourrait naître.
Au niveau macroéconomique, la fermeture des frontières, si elle se prolongeait va provoquer une réduction importante du volume des échanges, par ricochet celle des recettes douanières et des ressources globales de l’Etat attendues cette année. Les recettes fiscales en seraient impactées ainsi que la croissance économique attendue pour 2019, et à long termes. Cette fermeture à long terme va ainsi constituer un obstacle à la politique économique de l’Etat.
Ainsi, la réponse du Bénin face à cette situation est de sortir de cette accoutumance qui n’a que trop duré. En effet, le commerce de réexportation génère des recettes fiscales qui tournaient autour de 15,2% entre 2010-2015 en moyenne contre moins de 7% ces dernières années après la dévaluation du naira en fin 2015. Cependant, ce commerce constitue un obstacle au développement de la production locale puisque s’il est plus ou moins facile d’importer, les productions locales comme le maïs, l’ananas, l’anacarde ne bénéficient pas de financements conséquents. Or ces produits sont pourtant prisés par le géant voisin. Certainement les recettes fiscales tirées de ce commerce jouent un rôle dans la politique budgétaire de l’Etat, mais cela détruit le tissu économique du Bénin. Il est alors important de prendre des mesures pour réduire la dépendance à ce commerce qui semble si juteux mais constitue en réalité des pertes énormes en termes de recettes fiscales puisque l’essentiel de ce commerce se fait dans l’illégalité. Par exemple selon la dernière enquête de l’INSAE (2011), le commerce de réexportation formelle ne représente que 8% du total de ce commerce. Un Etat qui vise le long terme aurait pu comprendre que ce commerce ne perdurerait pas et qu’au fil des années, les gains tirés se réduiraient…De ce fait, les gains tirés auraient pu être dirigés vers le financement de la production locale, de façon à sortir de ce commerce sans beaucoup de séquelles…
L’issue de cette crise pourrait être mitigée. On obtiendrait peut-être une fluidité au niveau des frontières mais cela drainerait des pertes fiscales non seulement au niveau des régies douanières béninoises mais également au niveau des régies nigérianes. Les échanges transfrontaliers informels constituent une soupape de sécurité pour beaucoup de personnes. Un tel arrêt va engendrer des pertes de bien-être des populations des deux côtés de la frontière. Et face à un environnement contraint, l’homo-économicus trouvera des moyens de contournement, rendant ainsi inefficace l’instrument mis en œuvre. De plus, face la porosité des frontières, il pourrait se poser le problème de financement de cette répression. La surveillance aux frontières telle que mise en œuvre génère des coûts. Si ces coûts sont inférieurs aux recettes obtenues après répression, la surveillance serait efficace, dans le cas contraire, cette surveillance va s’essouffler à la longue surtout avec la centaine des points d’entrées illégaux (171 plus précisément) entre ne serait-ce que le Bénin et le Nigéria. C’est le lieu de rappeler que ce n’est pas la première tentative de fermeture des frontières, la première sous les mêmes directives a échoué.
Enfin pour couper le cordon et éviter cette dépendance vis-à-vis du Nigéria, le Bénin doit revoir sa structure économique en passant par un financement intensif de son agriculture ainsi que la transformation des produits issus de cette agriculture.
Ambroise MAHOUTONDJI, Economiste
« 15% des recettes fiscales du Bénin pourraient être touchés »
Depuis le 20 août, les frontières du Nigéria ont été fermées empêchant ainsi les opérateurs économiques d’échanger avec le marché nigérian.
Les échanges commerciaux entre le Bénin et le Nigéria ont connu une intensification avec la guerre du Biafra à la fin des années 1960 (1967 à 1970) au Nigéria qui a conduit à une pénurie des biens de consommation et de première nécessité. Progressivement avec le boom pétrolier, le Bénin a commencé à lui vendre également des biens de luxe comme les bazins, les wax…
Aujourd’hui ce commerce occupe un pan entier de notre économie et tout y passe. Le Bénin réexporte vers le Nigéria des voitures d’occasion, des pneus usagés, des friperies, du riz, des tomates en boîte, du sucre, de la volaille… C’est donc à juste titre que le professeur John IGUE qualifie le Bénin d’Etat entrepôt (du Nigéria).
Selon le Fonds monétaire international et la Banque Mondiale, en 2018, les activités commerciales entre le Bénin et le Nigéria contribuent à 15% aux recettes fiscales du Bénin. Beaucoup d’autres études placent la barre à 20%. Quand on ajoute à ces chiffres officiels toutes les activités de contrebande qui profitent aux populations de part et d’autre de la frontière, il est aisé de se faire une idée des conséquences désastreuses de cette fermeture sur l’économie béninoise.
Les entreprises impliquées dans les activités d’import-export tournent aujourd’hui au ralenti et nombreuses sont celles qui ont déjà mis une partie de leur personnel au chômage technique. Plusieurs importateurs dont les navires accostent au quai de Cotonou et, qui livrent leurs produits sur le marché nigérian ne savent aujourd’hui à quel saint se vouer. Des milliards investis dont le retour sur investissement est incertain voire hypothéqué.
Au poste-frontière de Kraké, le parc réservé aux camions est plein, occupé par d’autres poids lourds et leurs marchandises.
A quelques kilomètres du poste frontalier, des camions-citernes s’amoncellent sur le bas-côté de la route. Les nombreux camions qui attendent de passer la frontière sont la face émergée de l’iceberg de l’important enjeu financier de cette fermeture. Les activités autour fonctionnent également au ralenti. Les cambistes sont oisifs car l’achat et la vente de devises constituent l’une des principales activités d’appoint à ce commerce.
Au port de Cotonou, au marché de Dantokpa, sur les parcs de véhicules d’occasion, les conséquences sont perceptibles. Le prix de l’essence de contrebande communément appelé « kpayo » s’est quasiment aligné sur le prix de la station, le dépassant même parfois (550 ou 600) au lieu de 350 francs auparavant et c’est le pouvoir d’achat qui est éprouvé.
Les recettes fiscales du pays connaîtront inévitablement une chute notable vu le ralentissement des importations qui s’observe et la baisse de l’activité portuaire. Une partie importante de ces importations est destinée au Nigérian. Même s’il est encore trop tôt pour avancer des statistiques fiables, il est à craindre à terme un ralentissement des performances de l’économie et une baisse de la croissance économique.
Il est à espérer que les négociations aboutissent afin que l’économie béninoise souffle, le temps de penser réellement à se restructurer. Aucune économie ne peut miser sur les activités d’import-export et espérer se développer. C’est à dire que si le Nigéria ferme ses frontières aujourd’hui, ce n’est pas la production béninoise mais les biens importés d’Europe et d’Asie notamment qui lui sont renvoyés. Asseoir un appareil de production et opter pour le « made in Bénin » est la seule voie viable pour l’économie béninoise. Il est inadmissible que le sort de toute une économie continue de dépendre aussi étroitement de l’humeur et du bon vouloir des hommes d’affaires et des autorités du Nigéria. Le Bénin doit prendre son destin en main et le maître mot pour y arriver demeure « production ».
Clément O. ATCHADE