Ce 9 octobre 2019 à 15h, Albert Tévoédjrè m’appelle. D’une voix à peine audible mais résolu, me demande d’accepter de parrainer une conférence sur la paix en Afrique à l’occasion de ses 90 ans. Par devoir et avec enthousiasme, j’ai accepté. Puis il insista pour que mon allocution à la clôture de cette conférence soit consacrée à la valeur du serment du Président de la République. Je dois, me demande t-il, mettre en relief la charge juridique des mots prononcés par un Chef d’Etat le jour de son entrée en fonction. Ce qui lui tenait le plus à cœur, c’est le caractère sacré du serment qui ne peut, selon lui, être de vains mots prononcés par le Président élu. Nous nous sommes quittés avec l’engagement de nous revoir le 9 novembre 2019. La commande étant lancée, Albert Tévoédjrè est parti plus tôt. Il n’a pas attendu ce 10 novembre, il en a vu d’autres, 89 fois.
Mes cher(e)s ami(e)s, si la vie politique est une école, Albert Tévoédjrè fut mon premier maître d’école. Il m’a pris très tôt en charge, presque au berceau au début des années 1990. J’ai donc commencé mon apprentissage de la vie publique, en quelque sorte "l’école primaire" avec lui. Ensuite, j’ai poursuivi au "secondaire et au supérieur" avec Adrien Houngbédji. Avec le premier, j’ai appris la tactique. Albert Tévoédjrè m’a définitivement convaincu que "le hasard se prépare". Avec le second, j’ai découvert le très haut niveau de la politique et les exigences de la conquête du pouvoir.
C’est fort de ces liens que j’ai vécu péniblement les évènements des dernières années du "Renard de Djrègbé". Depuis 2016, Albert Tévoédjrè a été humilié et maltraité. J’ai été témoin de ses épreuves et vu cet homme se battre pour mériter le respect de l’Etat et l’attention de ceux qui lui doivent presque tout. Avec Albert Tévoédjrè, j’ai vu comment ceux qui vous sont dévoués aujourd’hui peuvent vous lâcher quand vous avez perdu vos instruments d’influence et de pouvoir. Mais de toutes ces épreuves et de bien d’autres, hélas, aucune ne peut effacer ce parcours exceptionnel d’Albert Tévoédjrè au service du Bénin, de l’Afrique et des Nations Unies. Ses derniers jours ont été difficiles mais il est resté digne, fidèle à ces convictions. Malgré l’orage, tout au long de nos échanges, l’auteur du mémorable « Rapport du 28 février 1990 » n’a de cesse de me rappeler trois choses. D’abord, que la démocratie n’est pas une denrée périssable. Ensuite, que le consensus est le choix fait par ce pays qui a souffert de la radicalisation idéologique de quelques-uns. Enfin, que la dignité de l’homme n’est pas négociable.
Et pourtant, notre pays semble ne plus avoir de symboles, de figures républicaines qui transcendent nos clivages et imposent pour l’éternité, le respect de la Nation. Or, s’il n’y a plus de respect pour rien ni pour personne, si nous n’avons pas de consensus sur le respect, voire la vénération que méritent par exemple les acteurs de l’indépendance de notre pays, les résistants contre le PRPB, les vétérans de la Conférence nationale, la Constitution de 1990, si l’Etat n’a plus d’égard pour les quelques rares personnalités qui ont fait la grandeur et la gloire récente de notre pays, il est à craindre que, demain aussi, rien ni personne n’échappe à cet effet d’essuie-glace qui efface tout de notre passé et démolit nos figures, nos héros.
Pour ma part, ce n’est pas une bonne perspective pour notre pays. C’est la raison pour laquelle les personnes qui s’opposent à la violence mais croient désespérément à la paix et au rassemblement des Béninois doivent se donner la main pour raviver l’esprit de ce pays rené par le Consensus.
Albert Tévoédjrè est donc mort, quelle perte !!!!
Que Dieu veille sur son épouse et console sa famille.
Frédéric Joël Aïvo.
Photo de Comlan Hugues Sossoukpè.