Réflexion de l’Ambassadeur Jean-Pierre Adelui EDON, spécialiste des questions Internationales: La marginalisation de l’Afrique dans la gestion du drame libyen
Publié le mercredi 11 mars 2020 | L`événement Précis
Depuis la disparition tragique du colonel Mouammar Kadhafi en 2011, la Libye, jouissant autrefois d’une stabilité politique et économique durant plus de trois décennies, s’est transformée en un terrain de guerre. Un pays où la paix est devenue une denrée rare, et le bien-être social acquis au prix de lourds sacrifices, est passé pour être un souvenir lointain.
Membre influent de l’Union Africaine, la Libye a-t-elle reçu de cette organisation l’attention attendue, et comment le continent a-t-il été traité dans le règlement de ce conflit qui tend à revêtir une envergure régionale, voire internationale ?
Commencée en 2011 à la suite de la mort tragique du guide libyen, la guerre civile a pris une autre allure à partir de 2014. Elle est devenue un conflit opposant trois gouvernements, différents groupes armés dont plusieurs clans de djihadistes, des salafistes et des rebelles tchadiens. A nos jours, en dehors des différentes milices qui contrôlent chacune une portion du territoire national, deux belligérants les plus importants se livrent une guerre sans merci. Il s’agit des partisans du General à la retraite Khalifa Haftar regroupés sous le nom d’Armée Nationale Libyenne (ANL) et les forces du Gouvernement d’Union Nationale (GNA) du premier ministre Fayez Al Sarraj reconnu par l’Organisation des Nations Unies.
Soutenues par l’Arabie Saoudite, la France, la Russie, l’Egypte et les Emirats arabes Unis, les troupes du General Haftar contrôlent une bonne partie du pays. Quant au premier Ministre Fayez Al Sarraj bénéficiant de l’aide de la Turquie, du Qatar et de l’Italie, ses forces ne maitrisent que la région de Tripoli, la capitale.
Plusieurs tentatives de règlement du conflit ont eu lieu sans succès. C’est le cas de la rencontre en France le 25 Juillet 2017 des deux chefs de guerre à l’initiative du Président français, Monsieur Macron. A cette occasion, un accord de cessez-le-feu a été signé et les deux hommes forts ont déclaré dans un communiqué commun qu’ils s’engagent à le respecter. D’autres réunions ont eu lieu à Bruxelles et ailleurs, tout récemment celle de Moscou où le Général Haftar a pratiquement évité de signer l’accord de cessez-le-feu, la conférence de Berlin en Janvier dernier et les initiatives de l’ONU.
Dans toutes ces actions visant le rétablissement de la paix dans ce pays africain, quelle place a-ton réservé à l’Afrique ?
Dès le début de la première guerre en 2011, la deuxième étant celle de 2014 à ce jour, l’Afrique a été marginalisée. Les forces de l’OTAN dirigées par la France et le Royaume Uni, n’ont ni consulté, ni tenu compte de l’avis de l’Union Africaine avant leur intervention armée dans ce pays sous le prétexte qu’elles viennent au secours de la population massacrée par son Guide. L’Afrique s’est retrouvée sans le vouloir dans une position de spectatrice.
Tout se passe comme si les occidentaux, animés certainement de bonnes intentions, ont tout fait pour l’en écarter. On croyait révolu le temps de la conférence de Berlin de 1885 consacrée au partage du continent qui, à cette époque, n’avait pas droit à la parole, et ne constituait même pas un sujet de droit international.
Or à juste titre, les Africains doivent être impliqués dans ce dossier pour deux raisons fondamentales : il s’agit d’un pays africain membre de l’organisation continentale. Mieux, les Africains subissent directement les conséquences de ce conflit provoqué par les étrangers. L’une de ses conséquences est aujourd’hui la situation dans le Sahel attaqué par les terroristes djihadistes depuis 2013. La Libye en guerre est devenue le centre d’un esclavage de type nouveau avec un trafic inédit d’êtres humains en majorité africains, et le point de départ illégal vers l’Europe de centaines de migrants qui périssent pendant la traversée de la mer méditerranée, ou arrivent péniblement à destination dans des conditions inhumaines et précaires.
L’Union Africaine dispose pourtant d’un mécanisme très connu et assez efficace de prévention, de gestion et de règlement des conflits. En dehors du Conseil de Paix et Sécurité(CPS) qui connait des questions ayant trait aux menaces contre la paix, l’organisation continentale a mis sur pied depuis le déclenchement de la crise, un organe consacré à ce conflit : le Comité de Haut Niveau sur la Libye, composé de 10 membres, et dirigé par l’homme de paix et d’expériences, le Président Denis SASSOU- N’GUESSO du Congo Brazzaville.
Depuis la création de ce comité, le chef d’Etat congolais a fait montre d’initiatives diverses visant le rétablissement de la paix et la réconciliation des frères ennemis. Il a organisé à Brazzaville plusieurs réunions auxquelles ont pris part les parties en conflit. La personnalité de cet homme d’Etat qui force le respect, ses qualités de négociateur et son savoir-faire en la matière ont eu un effet d’apaisement sur les belligérants. S’il n’y avait pas eu des interférences étrangères, son comité aurait déjà connu des résultats meilleurs. C’est donc en connaissance de cause et à juste titre que l’Union Africaine lui a confié cette tâche difficile mais noble.
Le huitième sommet de ce comité de haut niveau s’est tenu à Brazzaville le 30 Janvier 2020, à la veille de la 33e session de la conférence des chefs d’Etat et de Gouvernement de l’UA qui a eu lieu à Addis Abeba les 8 et 9 Février dernier. Ce sommet s’inscrit dans le cadre des actions menées par l’Afrique en vue du règlement de ce conflit. C’est en raison de la consistance et du sérieux des travaux de ce comité que son Président a eu l’honneur d’être invité à prendre part aux récentes rencontres sur la Libye tenues en Europe, notamment celle de Berlin le 19 Janvier 2020.
Au cours de ces assises, le chef d’Etat congolais a saisi l’occasion pour réaffirmer en sa qualité de Président du comité de haut niveau, la position de l’Afrique. Il s’agit de la tenue du forum de réconciliation nationale inter-libyen, inclusif, préalable au déroulement des élections libres, crédibles et apaisées. A ceci s’ajoute la réunion à Alger le 23 Janvier 2020 des pays frontaliers de la Libye dont l’apport dans la résolution de cette crise est inestimable, recommandable et salutaire.
Il découle de ce qui précède que si l’Afrique avait été correctement associée à ce dossier, elle aurait apporté une contribution utile.
La complexité de cette crise qui commence par trop durer, relève de son caractère régional, voire international. Beaucoup de pays y sont impliqués en offrant leurs soutiens à l’un ou l’autre camp.
Par ce faire, ces pays étrangers défendent leurs propres intérêts et non ceux du peuple libyen. En Novembre 2019, Ankara a signé avec le gouvernement de Tripoli des accords de coopération militaire et de délimitation maritime que contestent les Européens parce que celui de la délimitation maritime en particulier, donne à la Turquie un accès à des zones économiques revendiquées par la Grèce et Chypre. Les autres pays qui soutiennent l’homme de Benghazi, sont conscients de ce que les zones pétrolières sont entièrement sous le contrôle des forces du Général.
Avec cette crise, la Libye a reculé dans son histoire de près de 40 ans en arrière. Du temps du roi Idriss 1er renversé le 1er septembre 1969 par un coup d’Etat militaire dirigé par le jeune capitaine Kadhafi, admirateur et apôtre des idées progressistes de l’ancien président égyptien Gamal Abdel NASSER, le pays était constitué de plusieurs groupes, clans et milices qui s’affrontaient. L’un des mérites du colonel Kadhafi est d’avoir réussi à mettre fin à cette division du pays, à faire naitre le sentiment d’appartenir à une même nation. Aujourd’hui, la notion de nation a disparu, les milices, les groupes antagoniques ont surgi de nouveau et chaque entité contrôle une partie du territoire national. En dehors des deux principaux chefs de guerre internationalement connus, il en existe beaucoup d’autres, jaloux de la portion du pouvoir qu’ils se sont octroyée.
Le monde assiste à un conflit par procuration du fait de l’activisme et de l’importance numérique des pays étrangers impliqués. Dénonçant et déplorant cette situation, le chef de la diplomatie italienne, Monsieur Luigi di Maio s’est exprimé en ces termes il y a quelques mois : « La Libye représente une menace pour l’Europe, par le terrorisme. C’est une guerre par procuration. Toute interférence doit cesser. Il y a beaucoup de pays qui interfèrent dans la guerre civile en la transformant en une guerre par procuration. »
Abondant dans le même sens, l’envoyé spécial de l’ONU en Libye, Monsieur Ghassan Salamé a instamment demandé aux puissances étrangères de cesser de soutenir les groupes locaux par procuration en leur fournissant des mercenaires, des armes, des financements et un soutien militaire direct. L’intervention étrangère a créé un « cercle vicieux » de violence en Libye, a-t-il encore déclaré, tout récemment.
La prolongation dans le temps de cette guerre civile internationalisée et l’importance des moyens financiers, humains et militaires déployés à ce jour, sans qu’aucune partie ne gagne la guerre, permet de reconnaitre que la solution n’est pas militaire mais plutôt politique. Elle découlera du dialogue, des négociations, ou en d’autres termes, des moyens pacifiques de règlement.
Telle est la voie qu’a choisie l’Union Africaine et elle mérite d’être soutenue dans cette vision par la communauté internationale, notamment les pays européens en vue de l’instauration d’une paix durable en Libye.
Le dernier sommet des 8 et 9 Février 2020 de l’Union Africaine, a accordé une attention particulière à cette crise, sur la base du rapport du Président du comité de haut niveau. Il a été l’occasion pour faire entendre la voix du continent sur le dossier explosif de la Libye. Le nouveau président en exercice, le chef d’Etat sud-africain, Monsieur Cyril Ramaphosa s’est engagé à faire du règlement des conflits armés en Afrique, notamment en Libye, une priorité. Il saura certainement le faire grâce aux larges expériences qu’il a acquises au cours des négociations avec le régime de l’apartheid pour la libération de son pays.
Il est heureux de constater enfin que le récent sommet de Berlin a confié à l’Union Africaine la tâche de réunir les belligérants libyens pour les ramener à la table de négociations en vue d’une véritable réconciliation nationale. L’Algérie est du reste disposée à accueillir ce forum, ce qui est déjà un signe de réussite, car les leçons issues de la guerre civile algérienne d’une durée de dix ans par le passé, seront mises à profit pour un règlement profond et durable de ce conflit.
Il est alors souhaitable que le crédit que les pays occidentaux commencent à accorder à l’Afrique dans la gestion de ce dossier africain, se consolide pour lui permettre de faire valoir sa vision d’un règlement pacifique de cette crise. A cette fin la compréhension et la franche collaboration des pays qui soutiennent l’un et l’autre camp, s’avèrent nécessaires. De concert avec Monsieur Ghassan Salamé, envoyé spécial de l’ONU pour la Libye, des démarches diplomatiques africaines seront menées, en direction de chacun de ces pays en vue de les amener à faire pression sur leurs protégés respectifs afin que ces derniers acceptent de déposer les armes et soient favorables à la réconciliation nationale. Ce travail de coulisse précèdera la tenue du forum.
Il n’y a pas de doute que les armes finiront par se taire, pour que prévalent les cris de paix et de sécurité que pousse le peuple libyen meurtri depuis déjà neuf ans. Mais dans tout ce processus impliquant plusieurs pays et faisant appel à leur volonté politique, l’Afrique doit être associée comme un acteur actif et utile.