Dr Pierre M’Pélé, épidémiologiste, spécialiste en Santé publique et Maladies tropicales: « Seul le médecin est habilité à prescrire la chloroquine et d’en assurer le suivi »
La prise de la chloroquine suscite la polémique en cette période de propagation du coronavirus dans le monde. Au Bénin, les plus anxieux n’hésitent pas à en constituer des réserves à la maison dans le cadre de la prévention. Cette méthode est-elle recommandée ou non ? Dr Pierre M’Pélé, ancien directeur régional de l’Onusida pour l’Afrique de l’Ouest et du Centre et membre du Groupe Afrique-Cellule coronavirus Académie Nationale de Médecine, France, le déconseille fortement. Selon lui, tant que les recherches scientifiques sur le traitement du Covid-19 n’ont pas encore abouti, la chloroquine ne doit pas être utilisée en automédication.
La Nation : Selon vous, la chloroquine est-elle un remède contre le coronavirus ?
Dr Pierre M’Pélé : Au stade actuel de son utilisation, il est difficile de l’affirmer ou d’ailleurs de l’infirmer. Il nous faut attendre les résultats des larges essais cliniques menés en Europe pour définitivement confirmer l’efficacité de la chloroquine dans le traitement de l’infection à coronavirus. Nous savons que 80 % des malades, asymptomatiques ou présentant des manifestations mineures d’un syndrome grippal, guérissent sans traitement. Il est donc peut-être difficile, dans ce contexte, d’affirmer que tel ou tel médicament est à l’origine de la guérison.
Les médecins chinois ont été les premiers à utiliser la chloroquine contre le coronavirus suivis des médecins européens dont le Dr Didier Raoult en France à Marseille. En l’absence de traitement efficace, et de vaccin contre le coronavirus, je ne me permettrais pas de porter des critiques à l’endroit des confrères qui, ici ou ailleurs, ont recours à cette molécule.
Il faut faire preuve de pragmatisme. Le médecin cherche avant tout à soulager son patient. Il agit en son âme et conscience, immense responsabilité qu’il sait assumer. Permettez-moi aussi de rappeler, si besoin en était, que la chloroquine a été utilisée largement en Afrique. Mais à partir des années 70, elle a été écartée dès lors que le «Plasmodium falciparum», l’agent causal du paludisme, a développé une résistance à ce traitement aussi bien en Afrique qu’en Asie du Sud Est, les zones de prédilection de cette maladie. La chloroquine est toujours utilisée dans la prévention ou le traitement des maladies articulaires chroniques inflammatoires comme le lupus et la polyarthrite rhumatoïde.
Est-il donc imprudent pour le moment de préciser sa place dans le traitement du coronavirus ?
Cette place devrait très bientôt être clarifiée dans l’arsenal thérapeutique qui se met en place progressivement avec un certain espoir contre le virus. Nous devons nous armer de patience. L’important est que nous sommes en train de mieux cerner notre ennemi et l’intelligence collective devrait nous permettre de trouver le traitement efficace contre le coronavirus.
J’ose espérer que parmi les schémas thérapeutiques qui trouveront une place dans le traitement de l’infection à coronavirus se trouveront des molécules déjà familières aux médecins africains comme les antirétroviraux contre le Vih/Sida, les antiviraux contre le virus Ebola, la chloroquine, l’ivermectine, etc.
Les médecins sont partagés sur son utilisation contre la pandémie du Covid-19. Comment expliquer cette discordance de voix?
Discordance de voix, c’est tout à fait normal, parce que la chloroquine n’a pas encore prouvé son efficacité à 100 % contre le coronavirus. Il faut donc laisser au médecin en fonction de l’état clinique de son patient la décision de prescrire ou non cette molécule.
Il est plus que vital de rappeler à tous que seul le médecin est habilité à prescrire la chloroquine et d’en assurer le suivi. En aucun cas, elle ne doit être utilisée en automédication. Nous devons continuer à respecter les fondamentaux qui caractérisent notre métier, faire confiance à son médecin qui agit en totale responsabilité pour la guérison de son patient.
Didier Raoult demeure persuadé qu’on ne peut traiter efficacement le coronavirus sans la chloroquine. Qu’en dites-vous ?
Comme je vous l’ai dit précédemment, chaque médecin agit toujours dans la recherche de la guérison. C’est pourquoi il a été formé et souvent y consacre sa vie. Le Dr Raoult agit selon ses convictions et il affirme obtenir des résultats. Les prochains jours ou semaines vont nous éclairer davantage.
Comment expliquez-vous alors ce retour en force d’un médicament déjà interdit d’utilisation?
La chloroquine n’est pas interdite d’utilisation. Elle n’est plus efficace contre le paludisme. Par contre, elle est recommandée et donne de bons résultats contre le lupus érythémateux disséminé et la polyarthrite rhumatoïde. Il faut souligner que dans le contexte d’une maladie émergente, car apparue il y a moins de 175 jours, le réflexe de tout chercheur est d’aller rechercher dans l’arsenal thérapeutique disponible, les molécules qui pourraient agir sur l’agent causal nouveau. C’est une démarche tout à fait habituelle.
LIRE AUSSI: Causerie initiée par le mouvement politique « Minandjangodo »: Les actions du président Talon expliquées aux populations
En cette période de psychose généralisée, le seul reflexe des populations est d’avoir des réserves de chloroquine à la maison dans le cadre de la prévention de la maladie. Que leur conseillez-vous?
Cela n’est pas du tout recommandé. Il faut faire confiance aux professionnels de la santé et éviter toute automédication. Un médicament qui guérit peut avoir aussi des effets secondaires graves. Je déconseille totalement cette attitude. Par contre, je conseille très fortement le port du masque « quel qu’il soit» : protégez votre nez et votre bouche, pour vous protéger vous-même et votre vis-à-vis. Il faut se laver les mains le plus souvent possible avec du savon ou avec de l’eau javellisée, garder la distance sociale « physique» entre les individus de 1,5 à 2 mètres. Ces gestes barrières prônés par le gouvernement et par tous sont ceux qui nous sauveront. Cette épidémie est une affaire sérieuse, qu’il faut traiter avec responsabilité, individuellement et collectivement. La recherche clinique avance à grands pas et nous devons garder espoir.