Alexandre Adjinan est enseignant du secondaire et Président de la commission nationale des jeunes de la Confédération des organisations syndicales indépendantes du Bénin. Suite à la création de l’Agence Nationale pour les Prestations aux Etablissements Scolaires Publics, il a émis quelques réserves et a d’ailleurs mesuré les conséquences d’une telle décision. Selon lui, il y a des préalables qu’il convient de régler avant de passer à la vitesse supérieure.
"Lors du conseil des Ministres du mercredi 15 avril 2020, le gouvernement de notre pays le Benin a décidé de créer l’Agence Nationale pour les Prestations aux Etablissements Scolaires Publics. Cette décision a suscité des réactions de part et d’autres et nous allons donner notre position par rapport à cette décision prise. Nous allons d’abord donner les raisons qui ont motivé le gouvernement à prendre une telle décision. Pour le gouvernement, il y a des différences de performances entre les établissements publics et privées, la gestion rigoureuse, les meilleurs taux de réussite et de redoublement dans les établissements privés, le manque de rigueur dans le recrutement des vacataires et des communautaires, l’absence de processus formel de recrutement, l’inadéquation des profils de ceux qui sont recrutés et l’absence de prise en charge sociale. Selon le gouvernement, c’est pour corriger ces dysfonctionnements que cette décision a été prise. Nous allons d’abord analyser cette décision. Ensuite, nous aborderons chaque aspect révélé par le gouvernement.
Lorsque nous prenons la différence de performances entre les établissements privés et publics, cela se justifie car, au niveau des établissements privés, on constate qu’il y a des infrastructures adéquates qui permettent de loger chaque classe dans une salle fixe ce qui n’est pas le cas dans les établissements publics où on a beaucoup de classes volantes avec un système de rotation.
Les effectifs sont également gérables dans les privés et permettent de multiplier les évaluations sommatives et formatives. Mais au moment où on a 20 à 30 apprenants par classe dans les privés, on gère des effectifs de 50 à 70 apprenants et même plus dans les publics ».
« On ne peut pas comparer deux choses incomparables »
« Le gouvernement a également parlé de gestion rigoureuse dans les privés. Je tiens à rappeler que ce sont les enseignants du public qui sont toujours sollicités pour intervenir dans les privés. Ce n’est donc pas une affaire de gestion rigoureuse dans ces établissements. La rigueur ne manque pas dans les publics. Ce sont les réalités et les conditions qui diffèrent. On ne peut pas comparer deux choses incomparables.
Il a aussi parlé du meilleur taux de réussite dans les privés. Nous avons évoqué tantôt les infrastructures qui sont disponibles dans les privés, c’est-à-dire, il y a une salle pour chaque classe. En dehors de cela, il y a les effectifs qui sont maîtrisables et facilement gérables. Il faut rappeler que le gouvernement de la rupture a interdit les travaux dirigés payants dans les publics au moment où cela coûte 10 000 Fcfa par mois dans les privés. Il faut préciser que ces frais de travaux dirigés sont dissociés des frais de scolarité au niveau de ces établissements publics. Dans les privés, ces travaux démarrent deux semaines après la rentrée, mais c’est difficilement que le public démarre après le premier trimestre et n’arrivent même pas à poursuivre parce que les moyens financiers manquent. Dans les privés tous les apprenants des classes d’examen ont des répétiteurs à la maison parfois même ceux des classes intermédiaires. Mais dans les publics, les parents payent même difficilement la scolarité, ils n’arrivent pas tous à mettre les ouvrages et les documents didactiques à la disposition de leurs enfants. Mais malgré toutes ces difficultés, beaucoup d’établissements publics excellent et font de bons résultats, le problème est donc ailleurs. Les publics sont pour les pauvres. Nos gouvernants actuels ont fréquenté des établissements publics. Moi je suis un fils de pauvre. Du CI en Tle, j’ai également fréquenté au public et il faut dire que l’école est publique. La privatisation de l’école constitue un danger. Ce qu’on peut comprendre et que nous avons vécu pendant la révolution est que l’Etat a mis la main sur les locaux des établissements privés et les a utilisés pour former les citoyens du pays. C’est l’état qui peut prendre les privés et les gérer quand ça va mal. Mais aujourd’hui, on constate l’inverse. C’est l’Etat qui est en train de vouloir remettre l’école publique à des commerçants et cela pose un véritable problème. On ne peut pas, avec les conditions actuelles des établissements publics, procéder à une privatisation, maintenir le même taux d’écolage et obtenir le même taux de réussite que le privé.
Le gouvernement a aussi évoqué le manque de rigueur dans le recrutement des vacataires et communautaires. Mais, je rappelle que, sous le régime de la rupture avec le ministre Lucien Kocou, les vacataires étaient recrutés par une commission composée des membres de l’administration scolaire, du représentant des enseignants, des conseillers pédagogiques et des inspecteurs, et ce, sur la base d’une grille de notation bien définie. Le même régime a trouvé que cette méthode était inefficace et a décidé de recruter désormais les pré-insérés du primaire et du secondaire après un test écrit. A qui la faute si on vient dire aujourd’hui que ce recrutement manque de rigueur ? Je m’interroge. Mais l’aspiranat a été mal pensé et mal géré, si bien que certains aspirants ont préféré intervenir dans les privés et d’autres ont carrément laissé l’enseignement pour vaquer à d’autres préoccupations. Ceux qui ont préféré les privés ou abandonné l’enseignement sont des gens qui ont des profils recherchés. Mais face à cette situation de précarisation de l’emploi vécu par les aspirants, le gouvernement est obligé d’envoyer des gens formés pour des disciplines précises sur le terrain pour enseigner dans des disciplines pour lesquelles ils n’ont jamais été formés. On m’a parlé d’absence de protection sociale pour ces enseignants dit non agents de l’Etat.
Si le gouvernement se soucie du bien-être de ces enseignants, il doit leur payer 12 mois sur 12 et éviter de les exclure du bénéfice de certains avantages comme c’est le cas actuellement. Lors des animations pédagogiques, le déplacement varie en fonction d’un établissement à un autre entre 2000 et 2500 F cfa au plus. Mais on refuse de payer ce déplacement à ces aspirants qui sont tenus de participer à ces séances, alors que c’est prévu dans les budgets. On dit que c’est l’inspection général du ministère qui aurait refusé ».
« Les conséquences de cette décision sont nombreuses »
Face à toutes ces analyses, nous pensons que le gouvernement a mal posé le diagnostic. La décision du gouvernement n’est pas bien venue puisque ce diagnostic est mal posé. Les conséquences de cette décision sont nombreuses et je pense que l’école va sombrer davantage parce que l’homme n’est pas mis au centre des préoccupations exprimées et des objectifs visés. Le recrutement des enseignants agents de l’Etat est ainsi gelé parce que le gouvernement va privatiser l’école, mais son souci, à la longue, ne sera plus le recrutement des enseignants qui vont être des agents permanents de l’Etat, alors que nous sommes dans un pays où nous avons la retraite par solidarité. Le gouvernement aura du mal à payer les agents à la retraite et ça va poser un problème social ».
Quelques propositions au gouvernement
« Face à tout ce qui précède, nous voudrions faire quelques propositions au gouvernement puisque l’option qu’il a prise ne va nullement améliorer la qualité du système éducatif et les résultats de fin d’année. Pour l’amélioration de la qualité de l’enseignement, nous proposons de recruter un nombre important d’enseignants pour couvrir les besoins au niveau de la maternelle, du primaire et du secondaire et pourquoi pas du supérieur. Par exemple, vous constatez et ça c’est dans plusieurs écoles qu’on a deux ou trois maîtres pour enseigner 6 classes du primaire. C’est dans ces conditions qu’on a les classes jumelées ou classes multigrade. Il faut construire les infrastructures d’accueil, parce que c’est le problème qui se pose. Comparaison pour comparaison, non. On ne peut pas comparer le privé au public et comparer les résultats parce que les réalités ne sont pas les mêmes. Il faut construire les infrastructures d’accueil au niveau des établissements publics ».
Propos recueillis par Patrice SOKEGBE