Les récentes décisions successives de retrait de la déclaration au protocole de la Cour Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples (CADHP) par le Bénin et la Côte – d’Ivoire continuent de faire des vagues dans les milieux intellectuels africains. Deux éminents universitaires viennent de réagir à propos dans une réflexion qu’ils signent ensemble. Il s’agit des Professeurs Adama KPODAR et Dodzi KOKOROKO des Universités de Kara et de Lomé. « …. L’affirmation de la compétence de la Cour est spécieuse devant la souveraineté des Etats. On comprend dès lors la Cour qui voudrait établir, affermir et élargir sa jurisprudence en matière des droits de l’homme, pris dans son sens général, car comme l’affirme la CIJ dans son avis consultatif du 13 juillet 1954 sur l’effet de jugements du Tribunal administratif des Nations Unies, toute juridiction s’affirme par ses décisions. Mais à vouloir trop frapper dans la précipitation, la menace de la perdition existe. Il nous semble que la Cour aurait pu lorgner sur les tendances jurisprudentielles des autres systèmes en s’attaquant d’abord aux droits dits fondamentaux, pour ensuite dans une sorte de pédagogie créer un socle de droits partagés et enfin faire des incursions ciblées mais furtives dans les droits politiques ou constitutionnels des Etats. Tel est le cas de la Cour de la Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest, quand on visite les grandes tendances de sa jurisprudence. » Écrivent-ils. Lire ci-après l’intégralité de leur réflexion.
Les appréciations des professeurs Adama KPODAR et Dodzi KOKOROKO Universités de Kara et de Lomé
Les premières notes du requiem de la compétence de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (ci-après la Cour) relativement à la saisine des individus et des Organisations non gouvernementales (ci-après ONG) sont-elles désormais écrites ? Sur cinquante-quatre (54) Etats, seuls trente (30) ont ratifié le Protocole instituant la Cour, dont dix (10) seulement ont fait la déclaration facultative permettant l’extension de cette saisine. Mais, sous l’effet de la jurisprudence de la Cour, quatre (4) Etats lèvent ont décidé de quitter le navire, sur le motif que des décisions successives se meuvent en une arme lourde essentiellement braquée contre leur domaine réservé. Les décisions de la Cour, au lieu de créer une confiance qui motive les autres Etats à faire la déclaration, semblent en effet avoir semé la zizanie dans les rangs de ceux qui lui ont fait crédit, donnant ainsi raison aux récalcitrants ou à ceux qui hésitent encore à la faire.
Pourtant, l’entrée en vigueur le 25 janvier 2004, du Protocole relatif à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples portant création de la Cour était considérée comme « une rectification institutionnelle du concept de « spécificité africaine », en matière des droits de l’homme », dans un registre du régionalisme comparatif. Seize ans après, l’activité jurisprudentielle de la Cour permet de questionner effectivement cette hardiesse, certes motivée par la protection des droits et la construction de l’Etat de droit, à l’aune des retraits en cascade des déclarations de la compétence de la Cour pour recevoir les requêtes des individus et des ONG.
Dès lors, une curiosité intellectuelle face à cet objet juridique est inévitable au regard de la vitesse avec laquelle sont intervenus au cours de la même année 2020, le retrait du Bénin, le 24 avril et celui de la Côte d’Ivoire cinq jours après, le 29 avril. Ces dénonciations mettent à jour la crise entre la Cour et les Etats déjà peu nombreux à avoir fait cette déclaration. Faut-il le rappeler, le 1er mars 2016, le Rwanda sonna le tocsin par sa déclaration de retrait, suivi par la Tanzanie, siège de la Cour, le 14 novembre 2019.
Le retrait par un Etat de la déclaration de juridiction obligatoire dans le contentieux international général (CIJ/ CPI) est certes rare. Il est presqu’inexistant en droit international régional (européen et interaméricain). Mais, la démarche ainsi amorcée en Afrique consacre une banalisation du retrait de la déclaration facultative de juridiction obligatoire, faite notamment au profit des individus et des ONG. Présuppose-t-elle en filigrane une reprise en main par les Etats des matières qu’ils considéraient naguère comme relevant de leur souveraineté ? Pour le comprendre, deux préalables sont nécessaires. En premier lieu, le retrait est considéré comme un acte unilatéral d’un Etat ou d’une organisation internationale, qui vise à anéantir les effets juridiques des obligations ou les avantages, au titre des engagements précédemment pris. En deuxième lieu, la déclaration est la manifestation de la volonté de l’Etat, ayant ratifié le Protocole instituant la Cour d’étendre sa saisine aux individus et aux ONG. Elle est prévue à l’article 34. 6 : « A tout moment à partir de la ratification du présent Protocole, l’Etat doit faire une déclaration acceptant la compétence de la Cour pour recevoir les requêtes énoncées à l’article 5(3) du présent Protocole. La Cour ne reçoit aucune requête en application de l’article 5(3) intéressant un Etat partie qui n’a pas fait une telle déclaration ».
Le dispositif juridique qui organise la compétence ratione personae du point de vue de la saisine de la Cour laisse ainsi la part belle à la volonté de l’Etat. En d’autres termes, un Etat peut ratifier le Protocole et refuser de faire cette déclaration, à la différence des autres systèmes régionaux de protection des droits de l’homme (européen et interaméricain), caractérisés par l’absence de cet acte. En effet, il suffit de ratifier dans cette catégorie les actes instituant les juridictions régionales pour qu’automatiquement elles deviennent compétentes sur les recours autres que ceux des Etats eux-mêmes.
Le mécanisme du Protocole régional des droits de l’homme en Afrique donne à constater que la spécificité que constituent la nécessité de la déclaration et surtout son retrait dans le droit de la Cour (I), rend mutatis mutandis sa compétence spécieuse devant la souveraineté des Etats (II).
I- LE SPECIFIQUE REGIONAL : LA DECLARATION ET SON RETRAIT DANS LE DROIT DE LA COUR
Par droit de la Cour, l’on entend aussi bien les dispositions du Protocole que la jurisprudence de la Cour elle-même. En réalité, il n’offre pas au fond une visibilité claire sur la question du retrait de la déclaration de la compétence de la Cour à l’endroit des requêtes des individus et des ONG dans son ensemble.
D’abord, si l’émission de la déclaration a été juridiquement posée dans le Protocole (article 34. 6), le principe de son retrait est introuvable. Le Protocole dit que l’Etat doit faire cette déclaration mais ne dit pas si elle peut être retirée. A vrai dire, la question ne se pose pas, car, en droit international l’Etat ne peut s’obliger définitivement.
Ensuite, si le Protocole est muet sur la question, la jurisprudence de la Cour permet de trancher le problème. C’est en effet lors du retrait émis par le Rwanda que la Cour devait répondre à cette question dans l’Affaire Ingabire Victore Umuhoza c. République du Rwanda. A l’unanimité, les juges considèrent que le retrait est licite (req. 003/2014 Para. 69). Ainsi, le retrait émis par le Bénin et la Côte d’Ivoire ne saurait juridiquement être contesté.
Enfin, il reste que le moment du retrait peut aussi être complexe. Si le retrait est intervenu à la suite des affaires déjà jugées par la Cour, il n’y a pas de difficulté. Tel n’est pas le cas des affaires en cours : l’ordonnance du 17 avril 2020, portant mesure provisoire demande au Bénin de « surseoir à la tenue de l’élection des conseillers municipaux et communaux prévue pour le 17 mai 2020 jusqu’à ce que la Cour rende une décision au fond ». L’ordonnance de la Cour du 22 avril 2020 demande à la Côte d’Ivoire de « surseoir à l’exécution du mandat d’arrêt émis contre Guillaume Kigbafori Soro,…faire un rapport à la Cour sur la mise en œuvre des mesures provisoires ordonnées dans la présente décision dans un délai de trente (30) jours, à compter de la date de sa réception ». Nous sommes en face de la catégorie juridique des mesures provisoires par lesquelles toute juridiction suspend l’effet d’un acte en attendant de statuer quant au fond. Elle est prévue à l’article 27. 2 du Protocole qui dispose : « Dans les cas d’extrême gravité ou d’urgence et lorsqu’il s’avère nécessaire d’éviter des dommages irréparables à des personnes, la Cour ordonne les mesures provisoires qu’elle juge pertinentes ». Mais, les retraits sont intervenus alors même que la Cour n’a pas encore réglé les affaires quant au fond.
C’est le cas du retrait fait par le Rwanda qui permet de trouver la solution indiquée par la Cour, dans la mesure où cet Etat, à cette occasion, lui demandait de suspendre les affaires en cours. En effet dans la lettre envoyée à la Cour, le Rwanda voulait expressément la suppression immédiate des procédures, y compris dans l’affaire en cours (Affaire Ngabiré Para. 18). La question était de savoir si le retrait pouvait intervenir ad nutum, et produire des effets sur les requêtes antérieures, ou en instance devant la Cour ? En d’autres termes, le retrait, peut-il rétroagir sur les litiges pendants devant la Cour, et sur ceux sur lesquels pèsent des ordonnances de mesures provisoires de suspension, comme pour le Bénin et la Côte d’Ivoire ?
Pour résoudre le cas du Rwanda, en l’absence de dispositions expresses de la « lex spécialis », qu’est le Protocole, la démarche de la Cour est orientée vers la « lex generalis » et l’analogie. Du point de vue de la deuxième, l’on pourra faire référence aux autres systèmes régionaux qui prévoient les délais de retrait des conventions régionales, par ricochet de la juridiction des droits de l’homme : un an de préavis dans la convention interaméricaine et six mois dans celle européenne. La Cour écarta cette solution, car trop simpliste et donnant l’impression d’appliquer à un Etat, les dispositions d’une convention dont il n’est pas partie en violation du principe de l’effet relatif des traités : « Res inter alios acta, nec nocere nec prodesse potest » : un Etat ne peut ni s’obliger ni tirer des profits d’un traité où il est tiers.
Du point de vue de la première (c’est-à-dire la « lex generalis » ou le droit international général), le retrait d’une déclaration nous renvoie au droit de l’interprétation des actes unilatéraux. Or, sur cette question également, les travaux de la Commission du droit international de 1997-2006 n’ont pas permis de systématiser une solution clef en main. Les positions oscillent entre l’application des règles de la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969 et la catégorisation de l’objet et de l’effet de l’acte du retrait.
Pour la CIJ, en 1986, dans l’Affaire des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci, il semblait opportun d’appliquer les règles de la Convention de Vienne sur le droit des traités aux actes unilatéraux, donc au retrait, notamment les articles 31. 1 et 31. 2 : « pour apprécier les intentions de l’auteur d’un acte unilatéral il faut tenir compte de toutes les circonstances de fait dans lesquelles cet acte est intervenu ». C’est dire que le droit international général ne donne pas non plus une solution claire. Il fallait en l’espèce pour la Cour africaine de rechercher l’intention du Rwanda lorsqu’il faisait sa déclaration pour résoudre la question de la rétroactivité du retrait.
La Cour africaine trouvera la solution du moment en recourant, sur le fondement de la préservation de la sécurité juridique, à l’article 56 de la Convention de Vienne sur le droit des traités qui fixe à un an, le délai de notification d’un retrait. Elle décida donc que « l’acte ne prendra effet qu’après la période de préavis d’un an », rejetant ainsi son effet rétroactif.
Dans ces conditions, en suivant la jurisprudence de la Cour, les effets du retrait du Bénin de sa déclaration et celui de la Côte d’Ivoire ne peuvent intervenir qu’après un an, la Cour devant rester saisie de tout fait inhérent à ces deux affaires pendantes devant elle. Mais, visiblement, aucun des deux Etats ne perçoit les choses sous cet angle et n’entend respecter ce délai. Pour eux, le retrait clôture « hic et nunc » les procédures, effaçant même définitivement les effets juridiques induits par les ordonnances des mesures provisoires (Cf. II).
Par ailleurs, les conséquences juridiques du retrait de la déclaration se résument à ce que, en l’absence d’une affaire pendante, au Bénin et en Côte d’Ivoire, ni les individus, ni les ONG ne pourront plus saisir directement la Cour, mais ils restent, comme les autres Etats parties au Protocole pour les autres mécanismes de saisine. Sous réserve du respect du délai de recours possible prévu (un an) dans la jurisprudence de la Cour, le caractère spécieux de sa compétence sur fond de souveraineté est, in situ , susceptible d’être retenu.
II- LE SPECIEUX REGIONAL : LA COMPETENCE DE LA COUR DEVANT LA SOUVERAINETE
En droit international classique ou général, la compétence contentieuse d’une juridiction s’efface devant la souveraineté de l’Etat, à travers la règle de l’acceptation de la clause facultative de juridiction obligatoire ou, à défaut, la règle de la clause compromissoire.
Mais, il semble que le développement du droit régional des droits de l’homme est un frein à cette conception anachronique de la souveraineté de l’Etat. Tel n’est pas le cas de la régionalisation des droits de l’homme en Afrique, sur le plan du contentieux, précisément celui de l’élargissement de la saisine aux individus et aux ONG qui ne sont pas, pour l’heure, des sujets de droit international. Le droit régional des droits de l’homme en Afrique se situe dans cette perspective au regard des dispositions de l’article 34. 6 du Protocole. En acceptant pour le Rwanda que le retrait soit licite, dans l’Affaire Ngabire, la Cour venait de consacrer le principe de liberté et le volontarisme des Etats véhiculés dans l’Affaire du Lotus opposant la France et la Turquie. En 1927, la Cour permanente de justice internationale énonçait en effet que : « Les règles de droit liant les Etats procèdent donc de la volonté de ceux-ci, volonté manifestée dans des conventions ou dans des usages acceptés généralement comme consacrant des principes de droit et établis en vue de régler la coexistence de ces communautés indépendantes ou en vue de la poursuite des buts communs. Les limitations de l’indépendance des Etats ne se présument donc pas ».
Dire alors politiquement que le droit régional dans son versant « droit de l’hommiste » l’emporte sur la souveraineté des Etats, n’est donc pas juridiquement toujours vérifié. Certaines raisons l’expliquent.
La première, d’ordre historique, remonte aux origines mêmes de l’article 34. 6 du Protocole qui consacre la reconnaissance de l’extension de la compétence de la Cour. En réalité, la saisine par les personnes privées dans le mécanisme africain a fait son entrée dans les procédures à reculons. En effet, le Protocole a été adopté après trois sommets (Cap en 1995, Nouakchott en avril 1997, Addis-Abéba en septembre 1997), et l’une des pierres d’achoppement était ce recours des individus. La proposition qui avait été faite était celle d’une admission exceptionnelle de tels recours, avant que celle-ci ne cède le pas devant la concrétisation de la clause facultative de juridiction, par peur de laisser à la juridiction l’interprétation de la notion « d’admission exceptionnelle ». L’histoire nous montrait déjà la réticence des Etats envers de tels recours, ce qui explique que les déclarations déjà réduites à une portion congrue d’Etats, puissent être retirées à la moindre rupture de confiance avec la Cour.
La seconde justification est d’ordre juridico-politique. Les Etats motivent en effet leur retrait de la déclaration par une tendance de la Cour à s’ingérer dans les affaires relevant de leur droit constitutionnel. En effet, le Bénin reproche à la Cour de s’être positionnée sur une question constitutionnelle en demandant à l’Etat de suspendre un processus électoral fût-il communal au motif du non-respect d’un droit politique, sur saisine de Sébastien Ajavon, un particulier, dans son ordonnance du 17 avril 2020. Pour le Gouvernement, la Cour est sortie de « son champ de compétence ». Il poursuit qu’« il n’est pas dans les prérogatives de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples d’adjoindre à l’Etat d’interrompre son processus électoral qui est un acte de souveraineté ». Le ministre de la Justice renchérit : « Ce n’est pas la première fois que cette Cour outrepasse ses prérogatives pour s’immiscer dans les affaires qui ne la concernent en rien. Depuis plusieurs années déjà, les décisions rendues par la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples ont suscité de très vives préoccupations en raison de graves incongruités. C’est justement la réitération et la récurrence de ces dérapages qu’il n’est pas possible de sanctionner et que la Cour elle-même ne donne pas l’air de vouloir corriger en dépit des remous qu’elle suscite en son propre sein, qui ont amené notre pays à initier son désengagement de la compétence individuelle opérée et adressée au président en exercice de l’Union africaine et au président de la commission de l’Union africaine ».
La Côte d’Ivoire critique la Cour d’avoir donné raison à Guillaume Soro, une personne physique, en suspendant un mandat d’arrêt international pris par l’Etat, en lien avec le polissage des critères de candidature à l’élection présidentielle. Faut-il le rappeler, le mandat d’arrêt émis le 23 décembre 2019 par la Côte d’Ivoire contre Guillaume Soro faisait suite à sa déclaration de candidature à l’élection présidentielle. Mais, pour le Gouvernement « cette décision n’est pas une décision politique puisque la décision du gouvernement ne vise pas d’autres intérêts que de préserver la sécurité juridique et le fonctionnement régulier de la justice ivoirienne…La reconnaissance des compétences de la Cour est par nature facultative, dans la mesure où elle est émise en vertu du pouvoir discrétionnaire de l’Etat. Un Etat comme la Côte d’Ivoire qui s’est engagé librement est tout aussi libre de retirer son engagement. La réaction du Gouvernement ivoirien fait suite aux graves et intolérables agissements que la Cour s’est autorisée dans ses actions et qui ont non seulement porté atteinte à la souveraineté de l’Etat, mais également de nature à entrainer une grave perturbation de l’ordre juridique interne des Etats ».
De la même manière, l’une des motivations du retrait du Rwanda était la contestation devant la Cour du processus de révision de la Constitution ayant pour objet de permettre au Président Paul Kagamé de briguer un troisième mandat. Le retrait de la Tanzanie quant à lui était sous-tendu par le « tsunami judiciaire » dont cet Etat fait l’objet de la part de la Cour. En effet, près de la moitié des décisions lui sont relatives, surtout à son appareil judiciaire et à son code pénal. Dans tous les cas, les retraits sont intervenus en défiance et en « représailles » contre les décisions de la Cour.
En troisième lieu, il importe d’analyser les méandres juridiques de cette crise, consécutive aux différents retraits, dans une perspective de droit régional comparé. On peut à première vue constater l’allure législative, constitutionnelle, voire constituante de la jurisprudence de la Cour, surtout en ce qui concerne le Rwanda et la Tanzanie. Elle peut juridiquement se justifier au regard de l’article 3. 1 du Protocole qui dispose : « La Cour a compétence pour connaître de toutes les affaires et de tous les différends dont elle est saisie concernant l’interprétation et l’application de la Charte, du présent Protocole, et de tout autre instrument pertinent relatif aux droits de l’homme et ratifié par les Etats concernés ». A y regarder de près, certainement que, pour la Cour, l’atteinte de l’objectif de protection des droits de l’homme passe aussi et avant tout par cette intrusion dans la sphère constitutionnelle des Etats. En effet, bien souvent, sur le continent, les violations graves des droits de l’homme résultent des dysfonctionnements constitutionnels. Si on les règle en amont, on évitera en aval ces violations. En d’autres termes, construire l’Etat de droit politique est une mesure de protection des droits de l’homme.
Si cette option jurisprudentielle se défend, il n’en demeure pas moins qu’elle présente le flanc à deux écueils. Le premier se retrouve être la sempiternelle concurrence entre la compétence d’une juridiction et l’affirmation de la souveraineté des Etats en droit international. Le deuxième est relatif à l’existence de la clause facultative de juridiction. Cette clause crée deux situations juridiques dans les relations entre Etats, membres de la même organisation régionale (l’Union africaine) et partie au même Protocole : les Etats ayant fait la déclaration et les autres qui ont refusé. Les premiers, soumis au couperet de cette immixtion constitutionnelle de la Cour, fusse de leur propre volonté, verront d’un mauvais œil les autres qui s’y sont soustraits. Aussi, est-il donc devenu difficile pour les Etats d’admettre une telle posture surtout qu’au sein de l’Union africaine, il existe un organe, le Conseil de Paix et de Sécurité institué par le Protocole du 9 juillet 2003 et dont l’une des missions est de gérer la violation de certains droits politiques, entendu comme droit constitutionnel des Etats.
Ces différentes situations juridiques aurait dû conduire la Cour à plus de tact, de mesure et de méthode à travers une tendance jurisprudentielle, qui ne risque pas de briser le sceptre, à l’instar de ce que propose la Cour européenne et la Cour interaméricaine, dont la jurisprudence s’évertuait à renforcer de prime abord les droits fondamentaux des individus. Il convient donc de faire ici une distinction importante et utile entre les droits fondamentaux (la vie, la dignité, la propriété, le procès équitable etc.), et les droits ou libertés politiques (manifestations, association, élection etc.). On remarque que la Cour africaine a tendance à s’affirmer par rapport à la seconde catégorie, que les autres qui s’émancipent dans la première. Le droits/libertés font partie intégrante du droit constitutionnel, qui reste encore de nos jours dans la sphère de compétence des Etats, nonobstant les frémissements de leur régionalisation.
Devant cette situation, les Etats n’auront qu’à manifester leur défiance devant la compétence d’une juridiction qu’ils considèrent comme une sorte d’ingérence constitutionnelle. Pour preuve, à la suite de la suspension du mandat d’arrêt contre Guillaume Soro, l’appareil judiciaire de la Côte d’Ivoire le 28 avril 2020 l’a condamné par contumace à 20 ans d’emprisonnement, 4,5 milliards de FCFA, d’amende et de 5 ans de privation de droits pour recel de deniers publics et blanchiment de capitaux. Le Bénin ne respectera pas non plus la suspension du processus électoral ordonnée par la Cour. Il a d’ailleurs averti qu’il s’agissait d’une décision dont « l’application remet en cause la souveraineté de l’Etat béninois ». Et pourtant, les dispositions de l’article 30 du Protocole prévoient que : « Les Etats parties au présent Protocole s’engagent à se conformer aux décisions rendues par la Cour dans tout litige où ils sont en cause et à en assurer l’exécution dans le délai fixé par la Cour ». Le problème reste que la Cour n’a aucun moyen d’assurer l’exécution de ses décisions. Elle ne peut que mettre en œuvre l’article 31 du Protocole, qui est du moins un pétard mouillé : « La Cour soumet à chaque session ordinaire de la Conférence un rapport annuel sur ses activités. Ce rapport fait état en particulier des cas où un Etat n’aura pas exécuté les décisions de la Cour ». En effet, on comprendrait mal pourquoi certains Etats qui n’ont pas fait la déclaration peuvent prendre part à la Conférence des Chefs d’Etat et de Gouvernement sanctionnant ceux qui ont retiré leur déclaration et refusent de respecter les décisions de la Cour. Même à supposer que sur cette question, seulement les Etats ayant fait la déclaration seront appelés à prendre des sanctions, il reste difficile de faire appliquer à l’ensemble des Etats les décisions prises par un petit groupe.
Pour ne pas conclure le débat, l’affirmation de la compétence de la Cour est spécieuse devant la souveraineté des Etats. On comprend dès lors la Cour qui voudrait établir, affermir et élargir sa jurisprudence en matière des droits de l’homme, pris dans son sens général, car comme l’affirme la CIJ dans son avis consultatif du 13 juillet 1954 sur l’effet de jugements du Tribunal administratif des Nations Unies, toute juridiction s’affirme par ses décisions. Mais à vouloir trop frapper dans la précipitation, la menace de la perdition existe. Il nous semble que la Cour aurait pu lorgner sur les tendances jurisprudentielles des autres systèmes en s’attaquant d’abord aux droits dits fondamentaux, pour ensuite dans une sorte de pédagogie créer un socle de droits partagés et enfin faire des incursions ciblées mais furtives dans les droits politiques ou constitutionnels des Etats. Tel est le cas de la Cour de la Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest, quand on visite les grandes tendances de sa jurisprudence.
Mais là encore, les choses ne sont pas si simples, car au Bénin, « fils aîné » de la démocratie et de l’Etat de droit en Afrique noire francophone post-1990, les personnes privées ne peuvent plus saisir la Cour de la CEDEAO. En effet, dans une Décision DCC n° 20-434 du 30 avril 2020, la Cour constitutionnelle fait observer que : « le protocole additionnel A/SP. 1/01/05 du 19 janvier 2005 n’est pas opposable à l’Etat du Bénin pour n’avoir pas été ratifié en vertu d’une loi de ratification, promulguée et publiée au Journal officiel » ; que « les gouvernements successifs qui ont donné suite aux différentes procédures engagées sur le fondement du protocole additionnel de la CEDEAO A/SP. 1/01/05 du 19 janvier 2005 en l’absence d’une loi de ratification, promulguée et publiée au Journal Officiel, ont violé l’article 35 (…Les citoyens chargés d’une fonction publique ou élus à une fonction politique ont le devoir de l’accomplir avec conscience, compétence, probité, dévouement et loyauté dans l’intérêt et le respect du bien commun) de la Constitution »…