Il s’appelle Joseph Olabiyi Yaï, ancien Ambassadeur du Bénin à l’Unesco pendant 14 ans. Il vient d’être fait Ambassadeur de l’Ecole du patrimoine Africain (EPA) basée à Porto-Novo. Dans un entretien accordé à votre journal, le Professeur Joseph Olabiyi Yaï parle de cette nouvelle mission dont il est investi et de ce qu’il entend faire pour l’accomplir pour le bénéfice de l’EPA. Il a également répondu à d’autres préoccupations comme le niveau de l’enseignement des langues africaines en général et de la langue Yoruba en particulier dans les pays africains ; les avantages d’une proximité linguistique entre le Nigéria et le Bénin ont également été abordés au cours de l’entretien.
Qu’est-ce que ça représente à vos yeux d’être Ambassadeur de l’Ecole du patrimoine africain (EPA) ?
J’ai déjà été Ambassadeur de mon pays le Bénin pendant 14 ans à l’UNESCO. Je croyais avoir fini avec la diplomatie. C’est vrai qu’être Ambassadeur du Bénin n’est pas la même chose qu’être Ambassadeur de l’EPA. C’est une autre dimension de la représentation, une autre fonction et d’autres attentes. Je suis donc très heureux de pouvoir être encore utile. Ma seule ambition est de servir tant que je vis. L’EPA m’a sorti, je ne dirai pas de mon activité parce que malgré la retraite je ne suis pas resté inactif, mais elle m’a confié une nouvelle charge. Chaque fois que je sortirai du Bénin, je parlerai de l’EPA. Je ferai tout pour que l’EPA ait plus de visibilité dans ses projets, dans ses financements et dans le rôle que les populations attendent d’elles à savoir que notre patrimoine ne soit pas négligé et qu’il puisse être une sorte de levier de développement conçu par nous-mêmes.
Quel regard portez-vous aujourd’hui sur le patrimoine africain dans sa globalité ?
Mon regard est celui de quelqu’un qui croit que l’Afrique, à moins de disparaître comme une entité spécifique créée par Dieu, à moins de se noyer dans d’autres choses que l’Afrique, dans une mondialisation qu’elle ne contrôle pas, doit nécessairement prendre tout son patrimoine au sérieux. Si je dois donner mon opinion sur les États africains et j’ai eu à le dire à un colloque en Tanzanie, la plupart d’entre eux n’ont pas une conscience patrimoniale élevée. Nous vivons encore dans une inconscience patrimoniale ; c’est-à-dire que nous dormons sur du trésor. Nous ne faisons rien de notre patrimoine. L’Afrique n’a pas beaucoup de bâtisses comme en Europe. Ce que nous avons construit avec nos esprits, c’est le patrimoine immatériel. Les hommes ont d’abord construit avec leur pensée avant le matériel. Nous devons faire revivre nos patrimoines dans le souci de les transmettre aux générations futures. Si nous ne le faisons pas, les patrimoines vont disparaître.
Aujourd’hui, certains Chefs d’Etats africains comme celui du Bénin se battent pour le retour du patrimoine pillé à l’Afrique. Est-ce que vous y croyez ?
Quand vous parlez de pillé, je crois que c’est en toute équité qu’il faut les restituer aux descendants de ceux à qui cela a appartenu. Mais c’est plus facile à dire qu’à faire. C’est quelque chose à planifier. Si les gens n’ont pas une conscience patrimoniale solide, si les structures d’accueil n’existent pas, si le personnel qui doit les garder n’est pas formé et si les populations ne sont pas préparés, si ce n’est pas enseigné dans les écoles, ce serait de la démagogie. La France à qui nous avons demandé le rapatriement de nos biens culturels a tout de suite installé une commission et a produit un document. Est-ce que nous avons produit un document chez nous ? Est-ce que nous savons ce que nous voulons ? Le retour des objets d’arts volés est un problème global en Afrique. On entend parler d’objets d’art, mais ce sont des objets qui ont plus de valeur que cela. C’est un problème qui doit être posé au plan panafricain. Il faut surtout étudier les conditions de faisabilité de ces retours d’objets pillés pendant la colonisation. Sinon, à peine retournés, ces objets se retrouveront quelques jours plus tard dans des collections privées en Europe et aux Etats-Unis. Ça, c’est mon opinion sur la question.
Quand on parle de patrimoine, il y a ce que les esclavagistes et le colon ont laissé pour la mémoire collective. Mais depuis quelques semaines, il y a comme une sorte de tendance à vouloir effacer cette mémoire collective quoique triste. Alors, faut-il vraiment tout effacer par la destruction des statues de ces esclavagistes ?
Il ne faut pas poser le problème en terme d’effacement. Si vous faites allusion aux statues que les gens font tomber un peu partout en Occident, il faut savoir ce que ces statues représentent. Lorsqu’on met la statue d’un colon à une place publique, c’est clair qu’on honore le colon. L’enlever ne signifie pas effacer totalement ce pan de l’histoire. Il faut le mettre à sa place et sa place est dans un musée. Par exemple, on ne devrait pas mettre la statue d’un grand vendeur d’esclaves comme de Souza à une place qu’on appelle ’’Place Chacha’’ à Ouidah. La solution n’est donc pas d’effacer l’histoire. Il faut la raconter. L’opinion que nous avons aujourd’hui est qu’on ne doit pas présenter ces gens-là comme des héros. On ne doit pas les mettre sur un piédestal. Ce n’est pas normal.
Le Professeur Olabiyi Yaï est un amoureux des langues africaines en général et de la langue Yoruba en particulier. Vous militez depuis plusieurs années pour l’alphabétisation des enfants dans les langues africaines. Lorsque vous jetez un regard en arrière, êtes-vous fier de votre combat ?
Je dois d’abord vous dire que la langue est le premier patrimoine de l’humanité. L’une des choses qui nous différencient des animaux, c’est la langue que nous parlons. Enlever sa langue à quelqu’un ou lui interdire de parler sa langue, c’est le plus grand dommage qu’on puisse lui infliger. C’est le dépersonnaliser ou lui enlever plus de la moitié de son identité. Lorsque vous ne parlez que la langue d’autrui, c’est que vous valez moins que celui qui vous impose sa langue. Les langues africaines ont toujours été mon combat depuis que j’ai fini mes études universitaires ; surtout la langue Yoruba. On dit en Yoruba ‘’édé’’ qui signifie ce qui nous lie. Autrement dit, ce qui nous réunit, c’est la langue. Ce combat est encore là. Je me suis battu pour cela. Je suis Professeur de Yoruba. Je l’ai enseignée un peu au Bénin et surtout au Nigeria à l’Université d’Ibadan, au Brésil et aux Etats-Unis. Pour répondre à votre question, je suis satisfait, mais il y a comme un ralentissement dans l’engouement pour nos langues africaines. Nous espérons toujours puisque certains jeunes ont compris l’enjeu. Je puis même dire que les gouvernements sont en retard par rapport aux peuples. Il existe à Ibadan au Nigeria, un centre pour l’informatisation de la langue Yoruba à travers les nouvelles technologies de l’information et de la communication. Tout ceci me rassure.
D’aucuns pensent que du fait que des milliers de Béninois partagent le Yoruba avec des milliers de Nigérians, cela constitue un atout économique peu exploité au Bénin. Êtes-vous du même avis ?
Je dirai plutôt que c’est un atout dans tous les domaines. Nous sommes adossés au Nigéria. Si le Nigéria tombe, le Bénin est foutu. Je suis allé au Nigéria pour apprendre, enseigner et pour des raisons culturelles. D’autres vont seulement à Alaba Market, un marché de vente d’appareils électroniques. Ce qui nous lie au Nigéria n’est pas seulement l’économie. Bien sûr que l’économie compte. Normalement, chaque trimestre, un comité interministériel entre les deux pays devrait se réunir pour échanger dans le cadre d’une coopération bilatérale. Au lieu de privilégier les relations avec le Nigéria, nos gouvernants préfèrent entretenir des relations avec leurs anciens maîtres ; c’est-à-dire l’Occident.
N’est-ce pas une raison de plus pour préserver le patrimoine linguistique que le Bénin partage avec le Nigeria ?
Absolument ! Mêmes ceux qui ne parlent pas Yoruba au Bénin et qui font des échanges commerciaux avec des partenaires au Nigéria s’efforcent à parler le Yoruba. Nous avons intérêt à préserver cette langue. Je sais qu’il existe aujourd’hui une association des descendants d’Odoudoua, aïeul des Yoruba qui travaille pour l’introduction de la langue Yoruba dans le programme académique de certains établissements privés.
Vous avez écrit en 1976, un article intitulé ‘’L’influence du Yoruba dans la poésie cubaine’’. Parlez-nous-en ?
D’abord, Cuba et le Brésil sont des pays hors d’Afrique où l’influence de la culture Yoruba est présente. Toutes nos divinités (Orisha) connues au Bénin et au Nigéria se trouvent là-bas. J’ai fait l’étude latino-américaine à la Sorbonne en France et j’ai découvert qu’un grand poète Nicolas Guyenne s’inspire des règles de l’art poétique Yoruba pour écrire en Espagnol. J’ai eu le privilège de le rencontrer en 1963 puis en 1964 lorsque j’étais encore étudiant. Dans l’un de ses poèmes, il a écrit ’’Je suis Yoruba’’ en Espagnol. Ensuite, je suis allé à Cuba où j’ai découvert dans ma curiosité, l’influence de l’oralité Yoruba sur la façon d’écrire de la littérature dans ce pays. Cet article que j’ai écrit a eu des échos favorables à l’époque et d’autres s’en inspirent toujours aujourd’hui.
Votre mot de fin.
Vous êtes des héritiers de cultures millénaires qui mettent en avant l’humanisme et le partage. Il ne faut jamais empêcher la transmission aux générations montantes et futures. Replongez dans la culture et dans nos traditions.
Propos recueillis par Karim Oscar ANONRIN