A l’issue de la troisième journée de la médiation conduite par l’émissaire de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et ancien Président du Nigéria, les choses s’éclaircissent davantage dans ce qui apparaît désormais comme un énième rebondissement de la crise politique malienne. Devant les hommes des médias qui l’attendaient devant le Ministère de la Défense malienne où a eu lieu les pourparlers, Goodluck Jonathan a fait une annonce qui remet les cartes sur la table : le Président Ibrahim Boubacar Kéita (IBK) lui aurait confirmé avoir démissionné le 19 aout 2020 de son plein gré et avoir pris la décision de dissolution de l’Assemblée Nationale en connaissance de cause.
La confirmation par Goodluck Jonathan de la démission du Président IBK est topique parce qu’elle est lourde de sens. A la réprobation presque générale de la communauté internationale sur ce qui a été qualifié de coup d’Etat, semble désormais s’opposer l’idée d’une vacance de la Présidence de la République sur décision personnelle de l’occupant élu du fauteuil présidentiel. Cette information désormais confirmée permet de faire une analyse sur les leçons à tirer de la démission du Président de la République dans un contexte de fragilité étatique, marquée par une rupture consommée du lien de confiance entre le pouvoir politique et le peuple. Ces leçons peuvent être explorées dans un premier temps à partir des conditions de la démission et dans un second temps, pour envisager les conséquences de la démission.
I- Les conditions de la démission
La Constitution du Mali du 12 janvier 1992 porte peu d’informations sur les circonstances qui entraineraient la vacance du pouvoir politique par la démission du Président de la République. Deux conditions semblent envisagées pour l’ouverture de cette vacance par l’article 36 du texte fondamental, à savoir dans un premier temps l’empêchement de manière temporaire de l’exercice du pouvoir par le Président, et dans un second temps l’empêchement absolu constatée par la Cour Constitutionnelle saisie par le Président de l’Assemblée Nationale et le Premier Ministre.
Dans les circonstances ayant conduit à la démission du Président IBK prononcée par lui-même à la télévision nationale, peu d’éléments permettent une liaison avec les clauses prévues par la Constitution.
Certains analystes politiques se retrouveraient ainsi fort embêtés par cette situation non prévue, et qui apparaît comme un cheveu sur la soupe. Pour mieux lire les évènements, il est alors loisible de faire recourir à une analyse contextuelle, qui permet de rappeler que la vacance du pouvoir a résulté de deux situations, à savoir les mouvements de revendication populaires conduits par le Mouvement du 5 juin Rassemblement des Forces Patriotiques (M5-RFP) et l’action des militaires.
A- Les revendications des civils
Ce mouvement, qui n’est pas un parti politique, est né et s’est nourri de la frustration ressentie par de nombreux maliens, qui reprochaient au régime du Président IBK, la déconnexion de sa gestion des besoins réels en termes de gouvernance et de sécurité de la population. La revendication était nette et tranchée : IBK devait démissionner pour que soit mis fin à un régime de corruption et de malversations, scandaient les leaders du M5-RFP.
Il faut dire que le régime du Président IBK avait fourni à ses contempteurs les armes pour mieux le combattre. L’achat d’un avion présidentiel luxueux et les frasques de son fils, par ailleurs député à l’Assemblée Nationale et Président d’une importante commission parlementaire, avaient fini de convaincre les opposants que ce régime voguait à contre-courant des intérêts du peuple malien. Face à la situation politique tendue entre deux camps, la médiation initiée par la CEDEAO n’a pas permis d’aboutir à une entente, puisque chaque partie campait sur ses positions. Les militants du M5-RFP allaient d’ailleurs jusqu’à exacerber les revendications face à ce qu’ils avaient pris comme un mépris de la part de IBK. Celui-ci leur avait en effet demandé d’aller négocier les conditions de sortie de crise avec sa majorité présidentielle, celle-là même qu’il n’écoutait visiblement pas et qui ne lui avait jamais fourni un seul Premier Ministre durant ses mandats à la tête du pays.
Mais le temps d’une médiation politique n’est peut-être pas mesuré au même titre que le temps des hommes. Rien ne laissait croire que la situation n’aurait pu virer autrement en faveur d’un camp ou de l’autre. Cela, les militaires du camp de Kati, n’ont pas laissé l’histoire malienne le découvrir.
B- L’action des militaires
L’intervention militaire dans la crise est sans aucun doute le second événement majeur ayant conditionné la démission du Président de la République. Les militaires maliens sont coutumiers de l’intervention dans la gestion des affaires politiques. En comptant celui de 2020, au total quatre coup d’Etat auront secoué la vie politique malienne depuis 1968. En attendant un revirement de la qualification de ce qui s’est passé le 18 aout 2020, on retiendra alors que l’armée malienne est une armée engagée politiquement, qui semble vouloir maitriser le temps de l’action politique. Mais l’intervention de ce qui est connu désormais comme le Comité National pour le Salut du Peuple (CNSP) ne s’est pas basée que sur les revendications populaires. Elle a été également motivée par des remous internes à l’armée, qui portaient sur des revendications financières au départ, et qui se sont désormais étendu selon leurs porteurs à la sauvegarde de l’intérêt du peuple malien. Cette action militaire a été sans nul doute l’élément majeur de la crise politique de 2020 au Mali puisqu’elle a décidé IBK à quitter le pouvoir. Pour le porte-parole du CNSP, l’action militaire, qui ne serait pas un coup d’Etat, a eu pour base, la volonté de garantir la sécurité de certaines personnalités de la République, dont le Président et le Premier Ministre, et de créer les conditions pour une sortie de crise.
Exprimé librement ou sous la contrainte, la déclaration faite devant la presse par Goodluck Jonathan ouvre désormais les pages d’une nouvelle histoire malienne, à écrire à l’aune des suites à donner à la démission du Président IBK.
II- Les conséquences de la démission
Le Président IBK n’a pas seulement démissionné le 19 aout 2020. Il a également prononcé la dissolution de l’Assemblée Nationale, qui pouvait sans aucun doute être considérée comme étant à l’origine de la crise. En effet, à l’issue des élections législatives d’avril 2020 en pleine pandémie du nouveau coronavirus, le parti du Président IBK remportait le scrutin dans des conditions controversées. Toutes les régions du pays n’avaient pas pu participer au vote à cause des menaces des groupes djihadistes. Dans d’autres zones non couvertes de cet Etat deux fois plus grand que la France, dix fois plus grand que le Bénin, l’administration électorale n’avait pas pu se projeter. Conséquence, des députés ont pu être qualifiés de mal élu par les opposants. De plus, le rôle de la Cour Constitutionnelle, qui a proclamé les résultats définitifs en attribuant 10 sièges de plus que celles annoncées par les résultats provisoires au parti présidentiel, a fini par convaincre le reste des opposants de l’inégalité de ce scrutin. La crise politique malienne de 2020 finit par naitre quelques mois plus tard, avec des conséquences que l’on peut entrevoir aujourd’hui pour transition démocratique et pour les organisations régionales africaines.
A- La gestion de la transition
Les premières conséquences de la crise malienne de 2020 ont trait à la gestion de l’après IBK par le CNSP. Sans Président de l’Assemblée Nationale, il ne peut y avoir de régime intérimaire comme prévu par la Constitution de 1992 encore en vigueur. La légitimité de l’exercice du pouvoir est désormais à rechercher, ce qui ouvre les portes de la transition démocratique à négocier avec le CNSP. Celui-ci a dès les premières heures de son apparition fait des promesses de libérer le pouvoir et de le rendre aux civils dans les meilleurs délais. Il a immédiatement ouvert le dialogue en recevant tour à tour diverses représentations des forces vives de la Nation.
La transition démocratique au Mali est le premier défi du CNSP et du peuple malien. Mal négociée, elle pourrait permettre de voir se reproduire les mêmes conditions qui ont conduit à la sortie des soldats des casernes de Kati en aout 2020. En effet, il est communément reconnu que la transition démocratique démarre avec une transition politique qui implique le passage d’un régime à un autre. Après le coup d’Etat de 2012, un an a suffi pour l’organisation des élections qui ont vu IBK élu pour son premier mandat.
En 2020, le temps de la transition semble être la principale équation à résoudre par le CNSP, car trop courte, elle risque de ne pas permettre une refonte en profondeur du système politique malien, et trop longue, elle risque de lasser le peuple et faire croire en une volonté des militaires de s’accrocher au pouvoir. Mais la transition politique n’est pas la seule donnée à prendre en compte lors d’une transition démocratique. Il faut également s’accorder sur les conditions d’une consolidation durable de la démocratie.
Après la crise de 2012 et les élections présidentielles de 2013, l’accord pour la paix et la réconciliation au Mali signé à Alger en 2015 devait poser les bases de la consolidation démocratique et faire taire les velléités de sécession dans le Nord du pays. En effet, depuis de nombreuses décennies, des mouvements armés réunis sous la coupole de la Coalition des mouvements de l’Azawad réclamaient une certaine autodétermination. L’accord d’Alger devait alors permettre d’étendre la décentralisation et favoriser une présence plus soutenue de l’Etat et des services publics dans des zones pendant longtemps abandonnés à leurs propres sorts. Cinq ans après, cet accord est toujours en souffrance et le régime du Président IBK ne semblaient pas pressé de le mettre en œuvre.
Outre cet aspect, la lutte contre les mouvements djihadistes présente sur le territoire malien demeure un enjeu crucial pour la paix dans le pays et la sécurité dans la région sahélienne. Le CNSP a d’ores-et-déjà annoncé son intention de ne pas transiger au sujet de cette lutte antiterroriste en maintenant notamment les différents accords qui ont permis la présence massive de troupes extra-continentales sur le terrain en appui à l’armée malienne.
Outre les conséquences internes au Mali, des leçons demeurent à tirer pour les organisations régionales africaines.
B- Les leçons à tirer pour l’intégration régionale
Pour la CEDEAO et l’Union Africaine (UA), la prohibition des changements anticonstitutionnels de gouvernement semble être une donnée immuable. Chaque fois que des circonstances conduisant à la chute par des moyens autres que celles prévus par les lois fondamentales apparaissaient dans des Etats de leur zone de couverture, elles entrainaient immédiatement des réprobations et sanctions.
Mais, des situations observées ces dernières années sur le continent, notamment en Tunisie, en Egypte et même au Zimbabwe permettent de proposer une certaine évolution des textes et des conceptions. Ainsi, il est désormais possible d’envisager au regard de ces évènements et de leurs prises en charge au plan régional et international, que le pouvoir d’un Président démocratiquement élu puisse être arrêté dans certaines circonstances. Le coup d’Etat démocratique tel que conceptualisé par Ozan Varol pourrait ainsi expliquer ce revirement de situation attendu. Il s’agit d’une circonstance exceptionnelle dans laquelle l’intervention de l’armée conduit à la restauration ou à la consolidation de la démocratie.
Ainsi, les mobilisations et soutiens populaires adjacentes ou subséquentes pourraient faire infléchir la position des Chefs d’Etats et de Gouvernements de la CEDEAO et de l’UA. De plus, il est presque toujours improbable que les sanctions imposées de l’extérieur aux pays vivant ces situations conduisent à un retour au pouvoir du Président déchu. Au demeurant, elles pèsent davantage sur les populations que sur le nouveau régime en place.
Enfin, une dernière conséquence semble résulter de la non-prédictibilité de l’action des militaires dirigés par le Colonel Assimi Goita au Mali. Il s’agit vraisemblablement du caractère inopérant du Système continental d’alerte rapide (SCAR) promu par l’UA et Système d’observation de la paix et de la sécurité sous-régionales de la CEDEAO. En effet, les possibilités de collecte et d’analyses des données offertes par ces systèmes d’alerte auraient dû permettre de voir venir ces crises, ou tout au moins de favoriser une action plus prompte des organisations sous-régionales pour les juguler.
Malheureusement, ce à quoi on assiste est une impuissance manifeste à prévoir et de plus en plus une incapacité à réagir à temps pour sauver ce qui l’est encore. L’intégration africaine, qui semble avoir complètement passé la main sur les aspects militaires à des acteurs extra-régionaux tels que la France et l’UE dans le Sahel, devraient prendre garde à ne pas perdre le terrain sur les plans politiques et stratégiques. Déjà la France et même les Etats-Unis adoucissent leurs contestations relatives à la fin du régime du Président IBK. Il ne faudrait pas encore que la CEDEAO à l’issue de la Conférence des Chefs d’Etats et de Gouvernement annoncée pour le mercredi 26 aout 2020 rate le coche en continuant à imposer des sanctions au Mali, malgré la volonté d’IBK de ne pas revenir au pouvoir, tel que rapportée par Goodluck Jonathan. La CEDEAO des peuples risquerait alors de ne toujours pas transparaître dans les faits si les décisions prises au sommet continuaient de ne pas refléter les besoins et aspirations des populations ouest-africaines.
Wilfrid Ahouansou, Docteur en droit public de l’Université d’Abomey-Calavi