L’humour présidentiel d’Abomey met en exergue une réalité aussi vieille que le monde : la culture du vol. Elle n’est pas propre au Bénin et ne date même pas d’il y a trente ou quarante ans. Ce qui est nouveau et transparait en filigrane dans l’humour bien caustique de Patrice Talon, c’est cette banalisation de la corruption devenue normale. Non, c’est cette normalisation de l’anormal.
Il n’y a qu’à voir comment tout le monde rigolait bien samedi. On en riait à Abomey, comme en rirait à Kétou, à Cotonou ou Matéri. Parce que là où dans certains pays ces actes relèveraient de l’incivisme honteux et inacceptable, la corruption est bien ancrée dans nos mœurs. Si ceux qui riaient à Abomey samedi pouvaient poser une question à Talon, ils allaient lui demander ce qu’un ancien ministre a récemment demandé à ceux qui l’accusent de vol : si je vole, est-ce que toi tu as perdu ton argent ? Ce fut du reste la reprise d’une ancienne boutade de Mathieu Kérékou, dans les méandres de l’affaire SONACOP. Elle dit en quelques mots, la culture profondément ancrée dans les mœurs de nous tous : tant que quelqu’un a l’intelligence de mettre la main sur un bien public, il faut qu’il en profite. Ceux qui critiquent les auteurs de l’affaire PPEA II ne comprendront probablement jamais comment ceux-ci ont pu se faire réélire avec brio dans leur communauté, malgré les actes réputés moralement répréhensibles qu’ils ont pu commettre. Les gros rires de samedi sont une espèce d’autodérision populaire qui n’exprime aucune condamnation.
Cette réalité probablement d’essence coloniale, n’est pas nouvelle. Et c’est bien pourquoi les actions menées pour la combattre font mal. Et c’est aussi pourquoi le régime de la Rupture a mille fois raison de créer la CRIET qui contribue à atténuer la perversion de nos mœurs administratives. Elle a pu apparaitre comme un instrument aux mains du pouvoir pour faire la chasse aux opposants indociles. Mais au fond, la CRIET joue le rôle que la constitution, celle de 1990 comme celle 2019, a dévolu à la Chambre puis à la Cour des Comptes. Problème : depuis une trentaine d’années, aucun régime n’a voulu de cette Cour, même malgré les directives mille fois répétées de l’UEMOA sur la question. Et la raison en est toute simple. La Cour des Comptes, dans sa forme actuelle que nous lui connaissons en France, est une instance judiciaire totalement indépendante des pouvoirs. Cette indépendance qui est la pierre angulaire de la lutte contre la corruption, rend les juges très puissants, puisqu’il leur est fait obligation de publier les comptes publics et donc de rendre publiques des informations qui, aujourd’hui, relèvent du secret absolu. Par exemple, la Cour une fois installée, aura la capacité de révéler les salaires de tous les agents de l’Etat, y compris le président et ses ministres. Elle pourra s’autosaisir de tout crime économique et s’attaquera à tous les postes de prévarication et de mauvaise gouvernance dans l’administration. C’est LA juridiction financière par excellence.
Il n’est donc pas étonnant que jusqu’ici les différents régimes qui se succèdent font tout pour l’affaiblir. La Chambre des Comptes qui joue son rôle actuellement est réduite à néant, avec des moyens dérisoires. Depuis un an, avec la constitutionnalisation de la Cour désormais arrachée aux girons de la Cour Suprême, je m’attendais à ce que le gouvernement passe à la vitesse supérieure pour l’installer. Un an après, rien ne bouge. Un seul bémol, et il est de taille : les magistrats de la Cour des Comptes ne sont pas des magistrats judiciaires. En plus de leur formation juridique, ils doivent avoir de solides aptitudes en comptabilité et en finances publiques. Et il y a un mois, les organisations de la société civile ont dû écrire au Chef de l’Etat pour lui rappeler la nécessité de mettre en application cette disposition constitutionnelle. Il faut espérer que le recrutement en cours d’une centaine d’auditeurs de justice, permettra de rendre fonctionnel cet instrument essentiel de la bonne gouvernance. Autrement dit, il faut se demander si la loi organique sur la Cour des Comptes en attente au Parlement depuis janvier dernier permettra aux magistrats d’être les vrais gendarmes de nos finances publiques. En attendant, la CRIET continuera d’être le cauchemar des menus fretins : les gros requins, eux, courent toujours.