Alors que le Forum sur la coopération sino-africaine se tient à Dakar au Sénégal, la fuite de millions de documents bancaires et transactions à la BGFI révèle l’histoire secrète de ce qu’on a appelé en République démocratique du Congo, le « contrat du siècle » : une convention signée entre la Chine et la RDC qui devait permettre aux plus grosses sociétés chinoises d’exploiter un important gisement dans ce pays d’Afrique centrale contre des infrastructures. L’enquête Congo Hold-up révèle les noms des intermédiaires et les millions de dollars payés. Enquête de The Sentry et Bloomberg, avec Mediapart, PPLAAF et le réseau européen EIC.
« Le compte a été finalement vidé. » Le chef de l’audit interne du groupe BGFI à Libreville, Yvon Douhore, n’en croit pas ses yeux. En ce 5 juillet 2018, un homme d’affaires chinois vient de sortir du siège de sa filiale à Kinshasa, capitale de la République démocratique du Congo (RDC) avec 13 624 billets de cent dollars, 10 001 billets de cinquante et 43 000 petits billets américains, malgré des instructions explicites interdisant ces retraits. Montant total emporté en petites et grosses coupures : Plus de 2,5 millions de dollars. « Je manque les mots », répond une de ses collègues le lendemain.
L’homme d’affaires en question s’appelle « David » Du Wei et sa société, Congo Construction Company (CCC). Un mois plus tôt, Yvon Douhore avait exigé de la part de la direction de la BGFIBank RDC toute une série de documents pour autoriser des opérations sur les comptes de cette étrange société. Faute d’explications adéquates, c’est sous sa supervision que les comptes sont bloqués le 19 juin 2018 par le service de conformité de la filiale congolaise.
Les collègues de Douhore ont bloqué les comptes pendant que le chef de l’audit interne enquêtait sur les malversations commises pendant le mandat de Francis Selemani Mtwale à la tête de la BGFI RDC. Le frère adoptif du président Kabila vient de quitter la banque en laissant derrière lui une série de scandales. Mais bien qu’il ne soit plus en poste, quelqu’un à la BGFI à Kinshasa continue à autoriser des transactions pour le compte de CCC, jusqu’au dernier retrait en espèces de 2,5 millions de dollars en juillet 2018. Les millions de documents et transactions bancaires obtenus par la Plateforme de protection des lanceurs d’alerte (PPLAAF) et le site d’information français Mediapart laissent entrevoir pourquoi: Douhore assistait, impuissant, à l’acte final du rôle secret de CCC en tant qu’intermédiaire entre les groupes miniers chinois et le clan Kabila.
Congo Construction Company n’a de construction que le nom. Cette société et son fondateur, Du Wei, semblent plutôt avoir joué un rôle de facilitateur dans les négociations autour de l’exécution de ce que l’on a appelé le « contrat du siècle » sous le régime de Joseph Kabila (2001-2019). Depuis 2008, la RDC et la Chine ont signé une convention pour des prêts d’un montant de 6,2 milliards de dollars. Cet accord historique a été présenté comme un échange « gagnant-gagnant » de minerais congolais contre la construction par des entreprises chinoises d’infrastructures, principalement routières, en RDC. Une joint-venture a été créée dans le cadre de cet accord : la Sino-congolaise des mines (Sicomines). La Gécamines, la compagnie minière d’État congolaise et les deux mastodontes publics chinois, China Railway Group Ltd (CRCG) et Power Construction Corporation of China (Powerchina), via sa filiale à l’étranger Sinohydro, en deviennent les actionnaires.
Ce contrat du siècle se transformera en fiasco du siècle : 13 ans après, en septembre 2021, aux termes d’un premier audit de cette convention sino-congolaise, l’Initiative pour la transparence des industries extractives (ITIE) a conclu dans son rapport préliminaire que certains des termes de ce contrat constituaient « un préjudice sans précédent dans l’histoire du Congo ». L’ITIE pointe les insuffisances de l’une étude de faisabilité pour les gisements miniers exploités par les entreprises chinoises, la signature d’un avenant sur la répartition des bénéfices dont même le ministère des mines ignorait l’existence, et des retards dans la réalisation des infrastructures.
L’enquête Congo Hold-up révèle aujourd’hui le rôle de CCC dans l’exécution de ce contrat. Elle révèle aussi qu’environ 65 millions de dollars ont transité par les comptes de CCC entre janvier 2013 et juillet 2018, dont 41 millions ont été retirés en espèces.
À des moments-clefs de blocages dans la mise en œuvre de ce projet, on peut constater qu’au moins 30 millions de dollars seront versés par l’intermédiaire de cette société écran au premier cercle de l’ancien président Joseph Kabila.
Une partie de ces fonds vont transiter par le compte du Bureau de coordination et de suivi du programme sino-congolais (BCPSC) dirigé aujourd’hui encore par Moïse Ekanga, un proche de l’ancien chef de l’État.
Pour The Sentry, ONG anti-corruption et partenaire de l’enquête Congo Hold-up, cette enquête « offre un aperçu rare et troublant d’un système de grande corruption et de captation de l’État, ainsi que du système financier international sur lequel il repose ».
Contactés, l’ancien chef de l’État Joseph Kabila et ses membres de famille n’ont pas donné suite. Les dirigeants de la Sicominesnon plus.
Ingrédient #1 : Choisir des intermédiaires bien implantés
Le patron de CCC, Du Wei, est né en 1979 à Liaoning, dans le nord-est industriel de la Chine. Il a commencé à travailler en Afrique au début des années 2000 et, en août 2016, il a écrit un article pour l’Institut d’études internationales de l’Université de Wuhan déplorant la tendance des entreprises chinoises à utiliser des « moyens peu scrupuleux » pour remporter de grands projets.
Au Congo, il se fait appeler David. Il a travaillé pour la Sicomines pendant trois ans jusqu’en 2012, année où il est devenu consultant pour le BCPSC, selon son profil LinkedIn. C’est également cette année-là qu’il a constitué Congo Construction Company avec Guy Loando, un avocat congolais alors âgé de 29 ans, qui est aujourd’hui ministre de l’Aménagement du territoire du nouveau président Félix Tshisekedi.
Guy Loando n’est pas un inconnu dans les milieux d’affaires chinois en République démocratique du Congo. Son « mentor » et partenaire d’affaires, comme il le revendique lui-même sur le site internet de sa fondation, n’est autre que « Simon » Cong Maohuai, patron de l’Hôtel Fleuve Congo (qui sert de siège à CCC) et de la Société de gestion de péage du Congo (SOPECO) qui gère les juteux péages de l’ex-Katanga et du Kongo Central. « Monsieur Simon » est aussi l’ami de Du Wei.
Pendant dix ans, « David » et « Simon » seront les principaux intermédiaires chinois entre les entreprises chinoises et les officiels congolais.
Un document obtenu par notre partenaire The Sentry montre que Guy Loando possède 20% des parts de Congo Construction Company jusqu’au 25 juillet 2017. Mais il n’est pas, à première vue, parmi les principaux bénéficiaires: Sur cette même période, il n’a reçu de cette entreprise qu’environ 22 000 dollars en paiements directs sur les 65 millions qui ont transité sur les comptes de cette société.
Contacté, le ministre s’explique : « À l’époque, j’étais engagé en tant qu’avocat privé à l’effet de mettre sur pied la société. » Son bureau aurait « souvent servi de second actionnaire », pour des sociétés n’en ayant qu’un seul, quand c’était nécessaire pour se conformer à la loi. Guy Loando assure en tout cas « n’avoir joué aucun rôle dans la gestion quotidienne de la société CCC », n’avoir pas été « tenu informé de ses activités commerciales » et ne pas être non plus membre de son conseil d’administration. Il précise également n’avoir « aucune connaissance des relations d’affaires de M. Du Wei en RDC, en Chine ou ailleurs », ni même « des opérations bancaires de CCC ou de toute autre transaction avec des tiers en RDC ou à l’étranger ».
Au moment-même de la création de CCC, en 2012, la Convention sino-congolaise bat de l’aile. Les députés congolais ont fait traîner en longueur le processus de mise en place d’exonérations fiscales pour la Sicomines, alors que les accords de 2007 et 2008 les prévoyaient noir sur blanc, officiellement pour garantir la viabilité à long terme du projet. Ces retards conduisent la China Exim Bank, le principal partenaire financier du projet, à suspendre ses décaissements en 2012, après avoir déjà prêté un milliard de dollars à la Sicomines. L’affaire peut s’annoncer désastreuse pour Crec et Sinohydro qui se retrouvent sans financement extérieur.
C’est à ce moment-là que Du Wei entre en action. Il ouvre un compte en décembre 2012 pour CCC à la BGFI. Avant même que le moindre dépôt n’y soit effectué, des millions de dollars en sont retirés en liquide.
Entre février et juillet 2013, cette société, qui n’avait aucun projet de construction connu, reçoit 18 millions de dollars de comptes bancaires en Chine et à Hong Kong détenus par quatre sociétés offshore enregistrées dans les îles Vierges britanniques, l’un des paradis fiscaux les plus opaques du monde. Plusieurs de ses sociétés, apparemment sans lien, effectuent leurs virements le même jour, les 11 février et 9 juillet, dates de début et de fin dans cette grosse opération de transfert de fonds, comme si ces paiements étaient coordonnés. Dans les documents Congo Hold-up, ces virements sont libellés comme « paiement de frais de construction », « autres transferts » et « autre ».
Le dernier versement qui alimente ce compte de CCC, on le doit le 26 juin 2013 à la Société de gestion routière au Congo (SGR-Congo).
Nous avons cherché à savoir qui se cachait derrière cette société qui opère sur le tronçon Lubumbashi-Kasumbalesa, l’un des plus lucratifs du Congo, car c’est la principale voie de sortie entre le riche espace katangais et la Zambie voisine. Selon les documents obtenus par notre partenaire, The Sentry, SGR-Congo avait deux actionnaires chinois : China Railway Group (Crec, 45%), qui est aussi actionnaire du projet Sicomines, et sa filiale China Railway Engineering Consultant Group (CEC, 15%). Le troisième actionnaire, minoritaire avec 40% des parts, s’appelle Strategic Projects and Investments (SPI). Cette dernière société est représentée par le patron du Bureau de coordination du programme sino-congolais, Moïse Ekanga.
Les statuts de SPI publiés dans les colonnes du journal officiel paru le 15 août 2006 nous apprennent qui contrôle effectivement la société : Le frère de l’ancien chef de l’État, Zoé Kabila et un autre membre de la famille inconnu du grand public, en sont les principaux actionnaires avec respectivement 70% et 10% des parts. Le troisième actionnaire est mort depuis. C’était l’éminence grise de Joseph Kabila, Augustin Katumba Mwanke.
En 2015, selon les documents obtenus par The Sentry, SPI devient le seul bénéficiaire de ce péage, après le retrait des actionnaires chinois.
Entre juin 2013 et janvier 2016, cette entreprise a effectué 41 transferts, d’une valeur de 7,8 millions de dollars, à CCC, dont la quasi-totalité a été retirée en liquide.
L’Inspection générale des finances (IGF) s’est intéressée aux péages routiers.
rfi.fr
Selon cette institution de contrôle, entre 2010 et 2020, plus de 700 millions de dollars ont été détournés par ses sociétés SOPECO et SGR-Congo et le principal responsable serait Cong Maohuai. L’IGF dit n’avoir trouvé aucun document liant SGR à la famille de l’ancien président.
Contacté, « Monsieur Simon » Cong Maohuai assure que depuis 2016, SGR-Congo lui appartient, sans en apporter la preuve à l’enquête Congo Hold-up. Il dément tout détournement. Zoé Kabila n’a, lui, pas donné suite.
Ingrédient #2 : Se trouver une caution respectable
La première grosse opération de Congo Construction Company s’est faite sous couvert du sommet de la Francophonie qui se tient à Kinshasa du 12 au 14 octobre 2012. Après les critiques liées à sa réélection en 2011, Joseph Kabila décide de recevoir en grandes pompes.
En coulisse, son frère adoptif et directeur général de la BGFIBank RDC, Francis Selemani Mtwale, recommande qu’un prêt soit accordé au comité d’organisation mis sur pied pour l’occasion. 65 millions de dollars sont demandés par le comité de crédit le 6 juin 2012. Le dossier qu’il établit précise « le remboursement sera assuré par la rétrocession des recettes provenant du contrat du programme Sino-Congolais signé entre les États Chinois et Congolais, géré par le Bureau de coordination et de suivi du programme sino-congolais ».
Les discussions autour du prêt font l’objet d’un accord de confidentialité entre la banque et l’État congolais. Il est signé le 14 juin 2012 par Francis Selemani Mtwale, pour le compte de la BGFIBank RDC, et le ministre délégué auprès de la primature en charge des Finances, Patrice Kitebi. Les parties conviennent ce jour-là « que toutes les informations reçues à l’occasion des discussions et conclusions de l’acte d’ouverture de crédit référencé n° BGFIRDC/DEAJF/MBVE/001/06/2012 sont confidentielles et ne pourront être divulguées par une partie sans le consentement de l’autre ».
Deux jours plus tard, le patron de la BGFI RDC s’en justifie dans un e-mail adressé au siège à Libreville: « L’État, insistant sur le caractère hautement confidentiel des dits documents à cause de son programme en cours avec la Banque Mondiale et le FMI, a exigé la signature d’un accord de confidentialité ». À l’époque, la RDC était bien sous programme du Fonds Monétaire International. Mais le FMI, pas plus que la Banque mondiale, ne se souciait pas à l’époque de la dette intérieure. L’explication paraît donc peu convaincante.
Contacté, l’ancien ministre Patrice Kitebi n’a pas répondu
Pourquoi garder le secret ? Peut-être parce que le comité d’organisation de ce sommet lui-même ne savait pas que ce prêt était contracté. En tout cas, c’est la version de l’historien congolais Isidore Ndaywel, commissaire général du comité d’organisation. « Je n’étais pas informé que le gouvernement avait contracté un prêt à la BGFIBank », explique-t-il, « toutefois, il nous avait été demandé d’ouvrir nos comptes exclusivement à cette banque. »
Finalement le prêt accordé n’est pas de 65 millions, mais de 40 et il n’atterrit pas sur le compte du comité d’organisation, ni même sur le compte du ministère des Finances. Les 40 millions de dollars sont versés le 25 septembre sur un compte interne à la BGFI intitulé « Emprunt BGFI Gabon USD » et ils vont être transformés en trois prêts accordés par la BGFIBank RDC.
Les deux premiers, d’un montant total de 26 millions de dollars, sont accordés au ministère des Finances qui n’en vire que 10 millions sur le compte du comité d’organisation du sommet de la Francophonie. À la veille du sommet, les 14 millions de dollars restants dorment sur un compte à la BGFI.
Un mois plus tard, le 13 novembre 2012, au lieu de rembourser ce trop-perçu dont le gouvernement congolais n’a finalement pas eu l’usage à la maison-mère, la BGFIBank RDC transfère ce montant sous forme de prêt sur le compte du Bureau de coordination et de suivi du programme sino-congolais (BCPSC). Ce compte a été ouvert pour l’occasion, quatre jours plus tôt, par Moïse Ekanga. C’est Francis Selemani lui-même qui chapeaute toute cette opération.
Ingrédient #3 : identifier les bons bénéficiaires
Le sommet de la Francophonie a-t-il servi d’excuses pour que Francis Selemani, frère adoptif de Joseph Kabila, mette des fonds à disposition du bureau de coordination dirigé par Moïse Ekanga, lui-même proche de l’ancien chef de l’État ? Interrogés, ni le groupe BGFI, ni Francis Selemani et Moïse Ekanga n’ont répondu à nos questions, malgré nos multiples relances.
On va pourtant constater que sur ces 14 millions de dollars accordé au BCPSC, 7 millions de dollars vont servir à rembourser un prêt informel accordé à une société dont Joseph Kabila est en passe de prendre le contrôle. Cette société est bien connue, il s’agit de Grands élevages du Bas-Congo (GEL) qui appartient encore pour quelques mois aux hommes d’affaires Alain Wan et Marc Piedboeuf, partenaires de l’ancien président.
Le 25 septembre 2012, alors que le ministère des Finances obtient son premier prêt de 24 millions de dollars pour l’organisation du sommet de la Francophonie, la BGFIBank RDC accorde une « avance de crédit », selon son libellé, d’un peu plus de 7 millions de dollars à GEL. Cette opération paraît être une erreur et le virement est présenté sur le compte de GEL comme renvoyé à la banque.
Mais cet argent va bel et bien bénéficier à GEL. Au lieu d’être rendu à la BGFI, il est envoyé sous un faux libellé sur un compte en Suisse de HMIE, une société offshore immatriculée aux îles Vierges britanniques, pour un « achat de matériel agricole ». HMIE appartient à l’homme d’affaires belge Philippe de Moerloose, très proche lui aussi de Joseph Kabila. Interrogé, il nous a confirmé qu’il s’agissait bien d’une vente de matériel agricole.
Au final, la BGFI va bien obtenir le remboursement de ces 7 millions de dollars. Un virement du même montant est effectué par le BCPSC de Moïse Ekanga. L’opération est libellée de manière quasi-littérale « REGUL CREDIT MIN FINANCES ».
Le bureau de Moïse Ekanga ne se contente pas d’apurer la dette de GEL à la BGFI. Sur les 14 millions, la BCPSC vire les 6 millions de dollars restants à MW Afritec, l’entreprise de construction qui appartient aussi au duo Wan-Piedboeuf.
MW Afritec a ensuite transféré l’argent dans de multiples directions. Elle transfère 2,2 millions sur ses autres comptes, 2,5 millions de dollars supplémentaires sur un compte en Belgique détenu par une filiale apparente de MW Afritec dont le consortium Congo Hold-up a constaté qu’elle n’existait pas dans ce pays.
Pour le reste, un demi-million est retiré en espèces et un demi-million est viré à Carrières du Congo, une société minière du même réseau Wan-Piedbœuf.
Contactés, Marc Piedboeuf et Alain Wan ont refusé de répondre à l’essentiel de nos questions, jugeant nos informations « pour la plupart mensongères » et notre démarche motivée par l’« intention manifeste de nuire ». Le 3 novembre, avant même la publication de cet article, ils ont déposé plainte à Kinshasa pour « dénonciation calomnieuse » contre nos partenaires Mediapart et De Standaard.
Voilà comment sont dépensés les 13 sur les 14 millions prêtés au BCPSC grâce à l’argent officiellement prévu pour le sommet de la Francophonie. L’enquête Congo Hold-Up n’a pas été en mesure d’établir la destination du dernier million.
Mais cet argent, il va falloir le rembourser. Et c’est Congo Construction Company qui va s’en occuper. Depuis février 2013, le compte de CCC est alimenté par quatre sociétés offshores, créées par un cabinet de domiciliation déjà utilisé par le passé par le groupe chinois CREC et dont les comptes sont basés en Chine et à Hong Kong. 18 millions de dollars sont versés en 5 mois. C’est largement suffisant pour couvrir le prêt du bureau de Moïse Ekanga. Près de 14 millions seront retirés en liquide. Ces fonds sont ensuite reversés sur le compte du BCPSC et lui permettent de rembourser son prêt à la BGFI.
Cette manœuvre est à peine cachée. Le 12 février 2013, 4,26 millions de dollars précisément sont retirés du compte de CCC, officiellement sous la forme d’un retrait en espèces. Ils réapparaissent le même jour sur le compte du BCPSC sous la forme d’un dépôt en espèces.
Aucune mallette de billets ne circule. La banque s’occupe de tout. Ce jour-là, Moustapha Massudi, directeur commercial et marketing de la BGFIBank en RDC, envoie un e-mail à Freddy Olela, responsable des relations avec la clientèle, lui demandant de retirer ce montant exact du compte de CCC et de le créditer à la BCPSC. Il a mis en copie Francis Selemani et Moreau Kaghoma, son chef des opérations : « Tel que discuté, merci de bien vouloir procéder aux transactions suivantes ».
Contacté, Moreau Kaghoma a renvoyé vers la BGFIBank. Freddy Olela n’a pas répondu. Moustapha Massudi dit ne pas se souvenir de cet email, ni de la transaction mentionnée.
D’où vient l’argent reçu par CCC et qui se cachent derrière les quatre sociétés offshores ? Nous avons demandé à China Railway et aux autres actionnaires chinois de Sicomines s’ils avaient versé des fonds à CCC ou s’ils possédaient des sociétés basées dans les îles Vierges britanniques, ils n’ont pas répondu.
Ingrédient #4 : Se fixer des objectifs clairs
Congo Construction Company servait-elle à payer des pots-de-vin au premier cercle de Joseph Kabila ? Une opération en particulier le laisse penser. Entre juin et septembre 2016, à un moment-clef de son histoire, la Sicomines effectue trois importants paiements à CCC pour un montant total de 25 millions de dollars. Du Wei va distribuer l’essentiel de cet argent à des entreprises et des individus liés à la famille de l’ancien président.
Depuis un an, la joint-venture sino-congolaise a commencé à produire. Mais en cette année 2016, elle se voit contrainte de réduire ses objectifs en raison d’insuffisances de l’approvisionnement en électricité sur le site. Le problème est connu depuis longtemps et la solution est évoquée dans les premières phases de discussions entre la Chine et la RDC : il s’agit de construire un barrage hydroélectrique à Busanga. Mais les décisions tardent à être prises.
On va constater que quelques jours seulement après qu’un accord ait été trouvé sur le financement du barrage, la Sicomines effectue un premier virement sur le compte de CCC d’environ 8 millions de dollars. La Citibank à New York traite cette transaction. Son libellé mentionne des « coûts du contrat », même s’il n’existait aucun contrat entre ces deux sociétés.
Ce jour-là, CCC transfère environ 7,5 millions de dollars à Sud Oil, une société appartenant à la sœur et à la belle-sœur de Joseph Kabila, et le demi-million de dollars restant sur des comptes au nom de Du Wei à Hong Kong et à New York.
Le 29 août 2016, quelques jours avant que les parties prenantes chinoises et congolaises ne signent le contrat final pour la centrale hydroélectrique de Busanga, CCC reçoit 9 millions de dollars supplémentaires de la part de Sicomines, présenté comme un simple « paiement ». Là encore, la Citibank laisse passer la transaction et l’intermédiaire Du Wei prend sa part, un peu moins d’un million de dollars.
Interrogée sur ces ratés, la banque américaine explique « prendre grand soin d’assurer une diligence raisonnable par le biais de contrôles internes » et « travailler constamment pour gérer et surveiller » ses opérations « afin de respecter les lois et réglementations applicables ».
Sur ces 9 millions, 7 sont versés cette fois sur le compte de la Société Zhengwei Technique Coopération (SZTC), qui avait assuré la rénovation de Kingakati, la résidence privée de Joseph Kabila. SZTC a aussi reçu 5 millions de dollars de Sud Oil via Kwanza Capital, et finance à l’époque la construction d’un complexe commercial à Lubumbashi, Hypnose, dont la propriété est attribuée par la population lushoise à l’ancien chef de l’État. Ce complexe partage une même adresse avec SPI, la société fondée par son frère, Zoé Kabila : 826 avenue Mama Yemo à Lubumbashi. Joseph Kabila et Moïse Ekanga étaient présents à son inauguration.
Contactée, SZTC dit ne pas connaître de Monsieur « Du Wei », ses activités et ne pas avoir de relations commerciales avec lui.
Par le biais d’un compte à la Banque de Chine, la Sicomines a transféré 8 millions de dollars supplémentaires à CCC en septembre 2016.
Du Wei prend sa commission et transfère environ 2,6 millions de dollars par différents biais sur les comptes d’All Oceans Logistics (AOL), une société immatriculée aux îles Féroé, un archipel situé entre la Grande Bretagne et l’Islande, véritable paradis fiscal pour armateurs. AOL possède au moins un bateau de la flotte d’Egal, une société contrôlée aussi par des proches de Joseph Kabila : le navire frigorifique El Nino qui va l’année suivante transporter des animaux sauvages à Nsele, le parc animalier de Joseph Kabila. Contactés, ses dirigeants n’ont pas donné suite à nos questions.
Un autre virement retient aussi l’attention. Une mystérieuse société, Congo Management (Coman), touche près d’un demi-million de dollars de la part de CCC. Elle est inconnue du grand public en RDC, mais c’est le principal partenaire congolais des entreprises chinoises dans la construction du barrage hydroélectrique de Busanga avec 15% des parts. Coman a plus d’actions dans ce projet que la Société nationale d’électricité et personne n’en connaît les actionnaires.
On connaît en revanche l’un de ses représentants : Me Norbert Nkulu, l’avocat personnel de Joseph Kabila que l’ancien chef de l’État a placé à la Cour constitutionnelle. On connaît aussi sa gérante, Claudine Paony, l’assistante de Moïse Ekanga.
Nous nous sommes rendus au siège de Coman à Lubumbashi. Il s’agit d’une résidence privée qui sert uniquement de boîte aux lettres. Son propriétaire assure qu’il est le fondateur de Coman, mais l’avoir revendu depuis longtemps. Il refuse d’en dire plus. Contactés, Me Norbert Nkulu et Claudine Paony n’ont pas donné suite.
Ingrédient #5 : Savoir quand partir
À la fin de son existence, CCC est encore au cœur d’une transaction impliquant un grand groupe chinois : le rachat d’un gisement de phosphate dans la province du Kongo Central par le géant minier China Molybdenum Co.
Du Wei commence à restructurer sa société en juillet 2017 et en devient l’unique actionnaire. Il transfère toutes les actions de CCC à une société enregistrée dans les îles Vierges britanniques appelée Harefield Overseas Ltd.
Du Wei reprend aussi un permis d’exploitation de phosphate appartenant à Allamanda Trading Ltd, une société liée à la famille Kabila. Son représentant n’est autre qu’Alain Wan, associé de l’ancien chef de l’État. Le permis d’exploitation de phosphate d’Allamanda Trading borde les terres agricoles de GEL, la société appartenant à Joseph Kabila et à ses enfants. Allamanda Trading est aussi actionnaire de plusieurs entreprises avec GEL : Port de Fisher et une société minière appelée Carrières du Congo.
Le gisement de phosphate est situé sous le village de Kanzi, entre Boma et Muanda, dans la province du Kongo Central. Ses habitants voient depuis 20 ans passer des sociétés, des ingénieurs chargés de prospection. On leur a promis qu’un jour, ils bénéficieraient de cette exploitation, mais jusqu’ici, ils n’ont rien vu. Autour d’eux, les fermes de GEL ont grossi et leurs vaches se promènent un peu partout.
Malgré nos demandes insistantes, aucune des parties impliquées dans cette transaction n’a répondu à nos questions.
En janvier 2018, le géant minier chinois China Molybdenum Co. achète CCC et sa licence de phosphate pour 40 millions de dollars et obtient ce transfert de permis en trois jours. China Moly a fraîchement débarqué au Congo en prenant le contrôle de la mine de cuivre-cobalt de Tenke Fungurume (TFM) dans le cadre de transactions de plus de 3 milliards de dollars. En 2020, la société chinoise a aussi payé 550 millions de dollars pour prendre le contrôle d’un autre grand gisement congolais, le projet cuivre-cobalt de Kisanfu.
Ce rachat intervient alors qu’un nouveau code minier est en voie d’être adopté en RDC. L’État congolais en avait profité pour renégocier les plus gros contrats miniers de l’ex-province du Katanga jugés défavorables. Alors que plusieurs entreprises acceptent de modifier leur contrat, la convention directement signée avec TFM est restée inchangée.
Contactée sur les dessous de cette transaction, China Moly explique que Du Wei aurait appris son intérêt pour le gisement de phosphate en 2017. Elle assure aussi qu’il était le seul actionnaire de Harefield Overseas Ltd, le véhicule offshore qui détenait CCC au moment de la transaction. Quant à savoir si China Moly va exploiter un jour l’immense gisement du village de Kanzi, la société chinoise dit qu’elle développera le projet « à un moment approprié à l’avenir ».
Du Wei n’a pas répondu à nos questions. Selon nos informations, il a définitivement quitté la République démocratique du Congo.