En empruntant à Bernard-Henri Lévy le titre de l’un de ses ouvrages, paru en 1991, à savoir « Les aventures de la liberté », nous avons voulu montrer le chemin parcouru par l’Afrique noire subsaharienne depuis les quêtes démocratiques de la fin des années 1980 et du début des années 1990 jusqu’à la demande de dictature de ce début des années 2020.
En effet, au début des années 90, ce sont les générations des années 60 et 70 qui, lassées des dictatures sanguinaires des trois premières décennies post indépendances, s’étaient battues, voire sacrifiées pour conquérir la démocratie. Certains avaient trop vite théorisé péremptoirement la « fin de l’Histoire ». C’était également l’époque où Paris pouvait indécemment convoquer les chefs d’Etat et de gouvernement d’Afrique à la Baule (1990) pour les sommer d’engager des transitions démocratiques allant même jusqu’à décréter ce qu’il est désormais convenu d’appeler la «conditionnalité démocratique» de l’aide économique et financière. Ce temps semble bien loin aujourd’hui.
Aujourd’hui, les coups d’Etat en Guinée, au Mali et au Burkina provoquent des scènes de liesse dans les rues de Conakry, de Bamako et de Ouagadougou. Les jeunes, nés pour la plupart dans les années 90 et plus, manifestent pour réclamer le retour à la dictature et la fin des relations privilégiées de leurs pays avec la France. Pour eux, la démocratie telle qu’elle est vécue depuis 1990 ne peut assurer le développement qui est le seul horizon indépassable de toute société. Peut-être, ces jeunes sont-ils un peu trop pressés sous l’effet du raccourcissement du temps et de l’espace imposé par les réseaux sociaux car si trente ans c’est beaucoup dans la vie d’un homme, ce n’est presque rien dans la vie d’une société.
Dans la foulée, Bamako, dirigé par une junte militaro-civile menace ouvertement Paris de remettre en cause les accords de défense signés au lendemain des indépendances et restés jusqu’ici secrets, expulse l’ambassadeur de France au Mali pour propos jugés « injurieux » et humilie le Danemark qu’il prie de ramasser paquetages et autres bagages et de quitter le sol malien.
Il est vrai qu’un sentiment anti-français ou plutôt un « sentiment anti politique africaine de la France », pour reprendre la formule du Professeur Coulibaly, prospère dans la sous-région. La France est indexée comme étant le responsable et le coupable de tous les maux que connaissent ces pays et la démocratie est dénoncée comme étant le vecteur par lequel la France perpétue sa domination. C’est vrai que l’on ne comprend pas que la ministre française des Armées annonce longtemps avant les responsables ouest-africains, les sanctions que prendront la Cedeao et l’Uemoa. Mais vouloir remettre en cause la démocratie et souhaiter le retour de la dictature se comprend encore moins bien. Et pourtant cela apparaît aux yeux des manifestants de Bamako et de Ouagadougou comme étant le seul moyen de se libérer de la domination française (ceci est devenu, signe des temps, un objectif en soi) et partant d’assurer leur décollage économique à défaut de parler de leur développement. Désormais, le développement des pays est étroitement lié à leur séparation d’avec la France. Ce qui explique les actes de violence vis-à-vis des intérêts français comme ce fut le cas récemment avec le convoi militaire français bloqué au Burkina Faso.
Tous ces évènements soulèvent un certain nombre de questions structurantes et structurelles sur lesquelles nous reviendrons dans cette réflexion. Il s’agit du dépit démocratique de ces dernières années (1), de la revanche des Armées (2), puis de la légitimité des Organisations sous régionales, voire régionales (3) et de la nécessité de développer formellement le droit international de la transition militaire (4).
1/ Le dépit démocratique
Après trente années de vie démocratique, les Peuples de l’Afrique noire francophone déchantent et il y a bien plusieurs raisons à cela. Nous ne reviendrons ici, sans prétendre à l’exhaustivité, que sur trois de ces raisons à savoir la promesse non tenue du lien organique et mécanique entre démocratie et développement, l’absence d’unanimité des élites sur l’option démocratique elle-même et le bilan peu flatteur de la pratique démocratique.
En effet, on a tôt fait de faire accroire dans les années 90 que la démocratie débouchait organiquement et mécaniquement sur le développement. Certains universitaires ont monté puis dispensé dans les Chaires, Facultés et autres Instituts universitaires, des modules d’enseignement sur ces liens supposés entre la démocratie, les droits de l’homme et le développement. Mais trente ans plus tard, aucun de ces pays n’a été développé et pire, ceux qui ont ouvertement choisi le chemin de la dictature comme le Rwanda donnent le sentiment de plus progressé dans la voie du développement et de la reconnaissance diplomatique (voir poste de Secrétaire général de l’Oif). En réalité, il n’a jamais existé de lien organique et mécanique entre démocratie et développement car une démocratie peut très bien développer un pays comme une dictature aussi peut développer un pays, la différence se situant certainement au niveau du coût humain qui est plus élevé dans la dictature que dans la démocratie.
De même, contrairement aux pays de vieille démocratie, il n’existe pas encore d’unanimité au sein des élites intellectuelles et politiques de la sous-région sur l’option démocratique de leurs pays. Il y a d’un côté, la contestation soft des historiens et des socio-anthropologues et de l’autre celle hard des économistes et juristes publicistes. Les premiers dénonçaient l’importation d’un modèle démocratique venu d’ailleurs qui ne pouvait qu’échouer parce que sécrété dans un environnement social, culturel et historique trop différent tandis que les seconds soutenaient que l’Afrique n’est pas prête pour la démocratie et qu’aussi longtemps que la finalité de toute société est le développement, l’histoire de l’humanité n’offre aucun exemple de démocratie qui ait développé une société. Si les premiers n’ont jamais été capables de proposer un modèle de démocratie actualisé et consensuel tiré de l’histoire africaine, les seconds eux, considèrent qu’il y a une trop violente, voire insoluble contradiction entre la culture africaine et la culture démocratique et que de ce fait, la démocratie ne peut y être viable. Ces deux courants contestataires font le lit des politiques, quand ils ne sont pas eux-mêmes conseillers du Prince, qui y trouvent des sources inépuisables d’arguments pour tordre le cou à la démocratie et s’éterniser au pouvoir : dans ces conditions, la démocratie ne peut jamais être satisfaisante dans ces pays.
Par ailleurs, le bilan démocratique de ces trente dernières années est très peu flatteur. La démocratie a malheureusement souvent été réduite à sa seule dimension élective avec la désignation périodique des gouvernants par des élections marquées par la violence, la fraude massive et la modification intempestive du cadre normatif. Sur le plan économique, la démocratie n’a permis à aucun pays de la sous-région de se développer alors même que l’horizon de tout Etat, c’est bien évidemment le développement. La misère, la pauvreté et la faim sont malheureusement devenues le lot quotidien de trop de citoyens qui, de guerre lasse, périssent en tentant des traversées périlleuses de la Méditerranée.
2 / La revanche des Armées
Parmi les nombreuses explications que l’on peut donner à la recrudescence des coups d’Etat militaires, il y a la double revanche des Armées, la première, vis-à-vis des gouvernants civils coupables de manipulation politique de l’Armée ces trois dernières décennies et la seconde, vis-à-vis de la France coupable de manipulation terroriste. En effet, les militaires reprochent aux gouvernants civils d’avoir excessivement politisé l’Armée particulièrement depuis les années 90 et ce, par un double processus de clochardisation des hommes de rang et d’embourgeoisement de quelques Officiers supérieurs qui ont en charge la garde du Président et de son régime. Il est vrai que tous les régimes civils, depuis 1990, ont manifesté une méfiance vis-à-vis des militaires, soupçonnés de velléité putschiste. Dès lors, quand la menace terroriste et djihadiste est arrivée puis est montée en grade, les armées se sont retrouvées, pour la plupart, totalement démunies.
En ce qui concerne la revanche des Armées vis-à-vis de la France, il faut dire que certains militaires, notamment au Mali n’hésitent plus à soupçonner, voire à accuser ouvertement Paris d’être à l’origine de la poussée terroriste dans leur pays. Pour eux, le terrorisme serait la nouvelle trouvaille de la France pour déstabiliser les pays africains : susciter et encourager les terroristes à déstabiliser un pays puis apparaître comme celui qui peut aider à s’en débarrasser. En effet, les terroristes sont trop bien équipés et surtout trop bien informés sur les mouvements des troupes africaines pour ne pas bénéficier du soutien de la France, seule capable de détenir des informations aussi fiables.
Par ailleurs, la proximité assumée de la France avec les Touaregs vient accréditer cette hypothèse et il se comprend difficilement que Paris interdise à l’Armée malienne de pénétrer dans Kidal en territoire malien tout comme il se comprend, tout aussi difficilement, la réaction passablement frileuse et totalement déraisonnable, voire hystérique de la France quand le Mali décide de diversifier sa coopération en matière sécuritaire en sollicitant et en obtenant le soutien de la Fédération de la Russie. Dès lors, prendre le pouvoir est pour les militaires qui voient mourir au front leurs frères d’arme, la seule revanche à prendre pour se sortir du bourbier terroriste. Ce sont là des considérations qui échappent malheureusement trop souvent aux Organisations internationales trop lourdement handicapées par leur illégitimité.
3 / Un référendum pour légitimer les Organisations sous-régionales
La question de la légitimité des Organisations sous-régionales et régionales en Afrique se pose aujourd’hui avec acuité au regard des sanctions prises contre certains Etats membres au nom du droit international de la démocratie. Ainsi par exemple, les sanctions prises par l’Uemoa contre le Mali et qui le privent de l’utilisation de sa monnaie, l’un des attributs de sa souveraineté posent problème. Dans ces conditions, si les gouvernants maliens décident aujourd’hui ou demain, après la crise de sortir du Cfa, personne ne trouverait à redire.
De même, celles prises par la Cedeao et reprises en chœur par l’Union africaine apparaissent trop souvent disproportionnées (Mali) et différenciées (voir la différence de traitement entre le Mali et le Burkina Faso). Elles sont contestées dans la rue par les populations et pour la première fois par les dirigeants au pouvoir (voir la Guinée par rapport au Mali).
Certes, céder une part de sa souveraineté à une structure supranationale n’est pas chose nouvelle ; elle relève de la logique de l’intégration. Mais de tout temps et sous tous les cieux, les Peuples ne se délaissent d’une partie de leur souveraineté au profit d’une organisation sous-régionale ou régionale qu’avec leur consentement exprimé par voie référendaire : c’est même prévu par la Constitution de plusieurs Etats. Or l’intégration monétaire des pays membres de l’Uemoa ne s’est pas faite par adhésion des peuples. Pour preuve, lorsque la France a entrepris d’en modifier le fonctionnement, seule l’Assemblée nationale française en a été saisie ; aucune Assemblée nationale de l’un quelconque des huit Etats membres n’a été, à ce jour, saisie pour adopter une loi dans ce sens. Cette monnaie souffre donc d’un grave déficit de légitimité qui fonde la volonté récurrente de certains gouvernants et de certaines Organisations de la société civile d’en sortir afin de mettre en place de nouvelles monnaies nationales.
Il en est de même de la Cedeao, une Organisation sous-régionale créée depuis 1975 (47 ans) qui n’a jamais organisé un seul référendum. Même la décision récente de créer une monnaie commune, l’Eco, malgré ses vicissitudes, n’a pas été soumise à référendum ; c’est sans doute pourquoi, la France peut se permettre de vicier le processus ainsi qu’elle l’a fait.
C’est d’autant plus vrai que les opposants à la Cedeao, de plus en plus nombreux, lui opposent le besoin d’une «Cedeao des peuples ». Même si une «Cedeao des Peuples » relève d’une construction intellectuelle confuse pour ne pas dire absurde, il n’en demeure pas moins que ces revendications relèvent d’un désir profond et légitime de voir les Peuples associés plus souvent à sa construction. La meilleure façon de répondre à ces critiques reste encore l’organisation régulière de référendums sur les grands sujets d’intérêt commun.
Il en est également de même de l’Union africaine. En cinquante-neuf ans de construction communautaire (1963-2022), elle n’a jamais organisé un seul référendum. Ce qui fait d’elle, au même titre que de la Cedeao et de l’Uemoa des organisations proprement illégitimes, disqualifiées pour dénoncer la prise illégale du pouvoir par les juntes militaires.
C’est pour toutes ces raisons que nous pensons que pour sortir de ces crises de légitimité, il est plus qu’urgent d’organiser des référendums sur le Cfa, la Cedeao et l’Union africaine afin de les investir de la légitimité populaire requise. En attendant, leurs nombreuses tergiversations les discréditent et les décrédibilisent.
4 / Pour une formalisation du Droit international de la transition militaire
Tout le droit international de la démocratie a été bâti autour d’un postulat qui est celui de la présupposée vertu des dirigeants civils. A partir de ce postulat, il a été formellement interdit à l’Armée de prendre le pouvoir. Or, l’observation de la réalité permet de conclure que les gouvernants civils ne sont pas si vertueux que ça et qu’au contraire ils sont parfois plus vicieux qu’on ne le croit et ne peut l’imaginer : ils ne respectent pas les règles qu’ils se sont librement fixées ; ils modifient à leur convenance les Constitutions dans le seul but de s’éterniser au pouvoir, parfois au prix de crimes contre l’humanité; ils affichent une mauvaise gouvernance économique, toutes choses constitutives de «coups d’Etat civils » par rapport auxquels, le droit international de la démocratie reste totalement muet. Et pourtant sans le dire formellement, il y a un droit international de la transition militaire qui se met progressivement en place sous nos yeux.
Pour l’heure, il se décline en cinq points à savoir : 1/ la condamnation de principe de tout coup d’Etat militaire ; 2/ l’engagement des discussions avec la junte au pouvoir, ce qui est une reconnaissance de fait de leur autorité ; 3/ l’exigence de libération du dirigeant déchu et arrêté ainsi que ses plus proches collaborateurs et, au besoin, les autoriser à voir les médecins de leur choix à l’intérieur ou à l’extérieur du territoire national; 4/ la détermination d’un commun accord de la durée de la transition, ce qui équivaut à une reconnaissance de jure et enfin 5/ la désignation d’un Représentant chargé du suivi de la Transition et du retour à un nouvel ordre constitutionnel. Tout ceci relève d’une hypocrisie qui décrédibilise, discrédite et délégitime, chaque crise un peu plus, ces Organisations sous-régionales et régionales.
C’est pourquoi, nous pensons qu’au nom de la Real politik, il faut avoir le courage de sortir de cette hypocrisie en concevant un Droit international de la transition militaire qui formalisera les conditions, d’une part, de la prise du pouvoir par les Armées, ce qui s’entend, aussi bien des motifs que de la procédure et, d’autre part, d’organisation de la transition militaire.
En ce qui concerne les conditions de prise de pouvoir par les Armées, il y aurait la mal gouvernance politique caractérisée et la mal gouvernance économique chronique. Dans le registre de la mal gouvernance politique, on peut citer pêle-mêle, le refus systématique de violer la Constitution, la modification intempestive de la Constitution en particulier, pour faire plus de deux mandats présidentiels et/ou pour s’arroger tous les pouvoirs, les répressions sauvages contre les populations civiles et les crimes contre l’humanité. Dans le registre de la mal gouvernance économique, on pourrait citer entre autres et sans prétendre à l’exhaustivité, les détournements massifs des deniers publics et la gestion patrimoniale de l’Etat.
En revanche, la procédure de prise de pouvoir doit faire en sorte que ce soit l’Armée (l’institution) qui prenne le pouvoir et non «des militaires » (individus) afin d’éviter les guerres fratricides entre frères d’armes. Ainsi donc, une procédure interne à l’Armée pourrait être établie allant des consultations préalables jusqu’au passage à l’acte de sorte qu’en cas de survenance de coup d’Etat, tout le monde saura par avance que c’était inévitable.
En ce qui concerne l’organisation de la Transition, il faut en fixer la durée non négociable ; cette durée doit être raisonnable ; c’est d’ailleurs le sens des discussions aujourd’hui avec les différentes juntes au pouvoir en Guinée, au Mali et au Burkina Faso. Pour certains, une transition ne saurait durer quatre ans, c’est la durée d’un mandat démocratique au Nigéria par exemple. Pour d’autres, un mandat inférieur à trois ans serait insuffisant pour résoudre les causes profondes qui ont conduit au coup d’Etat et occasionnerait de facto une instabilité car, il suffirait de faire une transition de moins de trois ans, de partir pour mieux revenir six mois après. Trois ans serait une bonne durée pour une transition militaire réussie.
L’initiative d’un droit international de la transition militaire peut apparaître comme une apologie aux coups d’Etat mais il n’en est rien ; elle fonctionnerait plutôt comme une dissuasion, une épée de Damoclès sur la tête des gouvernants civils qui n’auront pas d’autre choix que de bien faire : aujourd’hui, aucun des contre-pouvoirs civils, qu’ils soient politiques ou juridictionnels ne les effraie; seule l’Armée les effraie; si ce Droit avait existé, il n’y aurait jamais eu un troisième mandat ni au Togo, ni en Guinée, ni en Côte d’Ivoire, pas plus qu’on n’aurait pas connu la crise au Mali et peut-être aussi qu’on n’aurait pas connu celle du Burkina Faso.