Dans l’ombre pour la plupart, des jeunes ou moins jeunes sont engagés pour faire resurgir les panégyriques claniques. De Bohicon à Savè en passant par Abomey, Sakété et autres communes, ils sonnent la mobilisation pour que ce patrimoine immatériel, aux vertus ineffables, renaisse avec éclat. Chacun avec sa méthode.
Samedi 23 mars 2022. 10 heures. Un soleil doux offrait ses rayons au sol de la cité historique d’Abomey. La ville, partagée depuis quelques mois entre ses belles rues asphaltées et ses ruelles naturellement faites de latérite s’anime comme à ses habitudes. Au palais de Djimè, le climat favorable semble bien exprimer l’adhésion des mânes des ancêtres à la visite que recevrait sa majesté Déwènondé Gbêhanzin, nouveau roi d’Abomey qui continue de sacrifier aux différents rituels pour son intronisation.
Le « futur nouveau » roi d’Abomey recevra avec tous les honneurs Joseph Djogbénou, président de la Cour constitutionnelle, un fils de la royauté qui vient lui faire allégeance. Seulement, sa majesté et presque toute sa cour étaient loin d’imaginer que cette rencontre serait marquée par un autre événement porteur d’espoir pour la pérennisation des panégyriques royaux et claniques.
En attendant cette innovation majeure imprévue par le grand public, la cour s’apprête. Ici, sur l’esplanade intérieure du palais, les princesses, les pagnes de couleur blanche à l’effigie des armoiries des rois fondateurs du royaume solidement noués à la poitrine, manchette bien aiguisée à la main, symbole de leur succession aux amazones, ces braves guerrières du roi Béhanzin qui combattirent l’envahisseur français, n’attendent que l’arrivée de l’hôte pour lui offrir le traditionnel ballet d’accueil. Un peu plus loin, la demi-dizaine de tambours alignés au soleil subira d’ici peu la foudre des hommes, princes de la cour, luxueusement habillés avec de longs pagnes lourdement attachés à la ceinture, symbole de leur virilité.
10h 30. L’invité est là. Plutôt discrètement pour une personnalité de son rang. Protocole d’accueil impeccable. Le roi s’installe. L’hôte et sa suite aussi. Place à présent aux panégyriques. Ce que Léon Bio Bigou, enseignant-chercheur au département de géographie de l’Université d’Abomey-Calavi, traduit littéralement du grec comme étant « la parole ou l’écrit pour faire les louanges de quelqu’un ou quelque chose ».
Surprise ! En lieu et place de ces dames habituellement vouées à cette tâche, c’est une douzaine d’enfants dont l’âge varie entre deux et seize ans qui s’avancent. L’étonnement était grand. L’inquiétude aussi. « Pourront-ils réussir cette mission pénible », s’interroge toute troublée dans l’assemblée une vieille dame, la soixantaine révolue, les cheveux répartis en quatre chignons. Visiblement, elle n’a fait qu’exprimer à voix haute une préoccupation qui se lisait sur bien de visages. Mais la réalité est là. Palpable !
Cinq, dix, quinze minutes durant, le groupe entraîné par Aymard Hounkpè, « kpanlingan » ou ministre de l’information et des panégyriques au palais de Djimè, expose ses compétences. Sans bégaiement ni hésitation aucune, les enfants, à genou et accroupis devant sa majesté lui rendent intelligiblement hommage. Avec maestria, ils racontent les exploits de Ghézo et ses successeurs lors de leurs batailles consécutives contre les armées adverses ainsi que bien d’autres réussites ayant marqué les époques de ces rois.
L’espoir d’un patrimoine
Cette pépinière qui germe au palais de Djimè est l’espoir de toute une cité historique qui recherche ses repères dans un contexte de disparition accélérée des panégyriques claniques. Les enfants ont conscience de ce défi qui leur incombe et promettent l’assumer avec dévotion. « C’est une fierté de perpétuer l’héritage de nos ancêtres en racontant leurs exploits et tout ce qu’ils ont vécu. Nous le faisons avec beaucoup de volonté et nous réussirons »,
confie Claire Hounkpè, 15 ans et élève en classe de troisième au Ceg 1 de Bohicon qui ne se soucie point de ses résultats scolaires. « Quand nous sommes au service de notre culture, nous ne pouvons que recevoir les bénédictions des mânes de nos ancêtres pour évoluer dans nos études »,
professe-t-elle.
A l’instar de Claire, les autres membres du groupe sont déterminés à relever le défi aussi difficile qu’il soit. Pour cela, ils consacrent une partie de leur temps de repos pendant les week-ends et les congés aux répétitions. Après quelques semaines de travail, ils sont déjà aptes pour les premiers panégyriques royaux. Mais « ce n’est que le début », confie leur encadreur principal Aymard Hounkpè, instituteur et directeur d’école à Agbangnizoun, une ville voisine à Abomey. Alliant pédagogie et patience, il fonde avec son alter-ego, une génération qui va ressusciter ce patrimoine culturel immatériel. « Il est plus aisé d’enseigner les panégyriques aux enfants car ils ont une bonne mémoire, contrairement aux adultes ;
ces derniers dénaturent d’ailleurs certains passages des récitations et tordent ainsi le cou à l’histoire. Seulement qu’il faut savoir s’y prendre avec les enfants pour obtenir rapidement des résultats satisfaisants », reconnait Aymard Hounkpè, un passionné de la tradition et de la culture. Une passion qui l’a d’ailleurs conduit à se retrouver dans la mission de « kpanlingan »,
avec pour obligation de réciter les panégyriques de tous les rois au palais de Djimè tous les matins et ceux du roi Glèlè dans l’après-midi. Un exercice fastidieux qui nécessite une disponibilité permanente et une forte capacité mnésique.
Malgré cette obligation, le directeur d’école consacre une bonne partie de son temps à la collecte des panégyriques claniques qu’il prévoit enseigner aux enfants de son groupe de Djimè. « Le recueil des différents panégyriques claniques se fait auprès des collectivités familiales. Nous enregistrons la récitation sur nos portables pour nous l’approprier avant de l’enseigner aux enfants », révèle-t-il. Une stratégie compliquée par une réalité paradoxale.
« Parfois, il faut aller vers plusieurs personnes d’une même famille pour parvenir à avoir l’intégralité d’un seul panégyrique lignager, étant donné que c’est souvent de longs textes », ajoute l’encadreur. Mais cette difficulté est loin d’émousser son ardeur pour la valorisation de la culture. Il se projette d’ailleurs dans l’avenir avec espérance. Son rêve reste de parvenir à élargir et hisser son groupe d’enfants au plus haut niveau. Il n’exclut pas la possibilité d’avoir des groupes d’enfants dans plusieurs quartiers de la cité historique afin de créer une saine émulation entre eux.
En attendant, des encoura-gements et bénédictions fusent de toutes parts pour l’exploit réalisé par ces enfants. Le roi en premier, le président Joseph Djogbénou ensuite et les membres de la cour royale s’accordent sur une certitude :
avec ces enfants, l’avenir des panégyriques royaux et claniques est assuré.
Même engagement, différentes actions
Si Abomey a sa pépinière et Bohicon son groupe de femmes pour stimuler à nouveau les habitudes, Pobè et Sakété peuvent compter sur les médias pour faire la promotion des panégyriques. Djamal Koutchanou, locuteur en nago et yoruba sur une radio locale à Sakété et chargé de la communication d’une fondation, est un visage très connu dans la région. Sur ses émissions, le jeune animateur ne tarit pas d’innovations pour accrocher les auditeurs : des chansons, des jeux… Djamal use de tous les subterfuges pour inculquer les panégyriques aux populations. Il est aussi, avec certains de ses amis, à la base d’actions pour renforcer les assises de ce patrimoine immatériel. Mais les efforts de l’animateur sont restés peu concluants. « Nous avions engagé des actions mais elles n’ont pas porté. La modernité ne nous le permet pas ; les jeunes ne s’y intéressent pas. C’est rare que trois personnes d’une collectivité connaissent réellement leurs panégyriques », relève-t-il. Il n’a pas tort. Le roi de Sakété confirme avec amertume cette réalité qu’il vit au quotidien. « Vous le constatez avec moi. Les trois femmes présentes en ce moment dans ma cour, malgré leurs âges avancés, ne peuvent s’adonner à cet exercice. La seule qui maîtrise la récitation est actuellement au marché »,
déplore-t-il. A la modernité, le roi ajoute les religions importées comme causes de cette situation. Seul dans sa cour, il peut se remémorer l’âge d’or des panégyriques. « En mon temps, tout enfant, dès qu’il se réveille, devait aller se prosterner successivement devant son père et sa mère qui, chacun à son tour, lui fait la récitation. C’est une bénédiction qui l’accompagne tout au long de sa journée et de sa vie », se souvient-il.
Ce souvenir, Gualbert Lalèyè, président des Affaires sociales et culturelles au conseil communal de Kétou et enseignant d’histoire et de géographie, le garde aussi. Mais il ajoute : « une femme nouvellement mariée doit apprendre les panégyriques de la famille de son époux », même s’ils sont presque en voie d’extinction. A défaut de perpétuer les panégyriques claniques par ce biais, il organise un festival de grande renommée pour les revaloriser. « C’est l’une des plus grandes activités culturelles de la localité. Nous faisons un jeu de rôle qui facilite l’apprentissage au public », explique le conseiller communal qui trouve dans ce rassemblement un facteur de consolidation de l’unité et de la paix.
Des enfants aux femmes
A l’origine, la récitation des panégyriques claniques était surtout l’apanage des femmes. De génération en génération, ils se transmettaient oralement et presque spontanément. Comme pour rester dans cette logique, Catherine Bonou, responsable de l’alphabétisation dans la commune de Bohicon, a inséré depuis huit ans l’apprentissage des panégyriques dans les curricula classiques. « C’est une manière pour nous de sauver cette valeur que nous ont léguée nos ancêtres », justifie-t-elle. L’auteure de « Akowéman », un recueil de huit panégyriques en langue nationale fongbé qui décline les panégyriques Ayatô, Zogbanou, Hounnon, Ahantoun, Wakannou, Anannou, Jètô, Ayanlinou et autres, va plus loin. A chaque célébration de la journée internationale de l’alphabétisation, le 8 septembre, elle organise une compétition de récitation de panégyriques. « Au prime abord, seules les femmes et filles étaient intéressées. Mais très tôt, les hommes ont rejoint le groupe », informe la responsable. C’est d’ailleurs cet engouement qui l’a motivée à publier le recueil dont elle pense déjà à une nouvelle édition. « Pour la deuxième édition, nous envisageons ajouter de nouveaux panégyriques pour combler les attentes du public », annonce la jeune dame, la quarantaine, toute engagée aussi bien pour l’émergence de l’alphabétisation en langues locales que pour les panégyriques, et ce, en dehors de ses fonctions actuelles de secrétaire administrative dans un arrondissement de Bohicon.
Dans cette détermination, Catherine a pu compter sur le soutien de partenaires belges de la mairie de Bohicon et de l’ancien maire Luc Sètondji Atrokpo. Mais son plus grand soutien, dit-elle : « c’est le fait que de nombreuses personnes insoupçonnées, parfois des personnalités, s’intéressent aux séances de récitation et aux compétitions ». Actuellement, la jeune dame compte une vingtaine de femmes dans son groupe et garde ferme sa foi en la poursuite de ce programme qui valorise un patrimoine immatériel trop souvent passé aux oubliettes.
Une recette efficace
Etant toutes au foyer, les femmes insistent sur le rôle et les fonctions des panégyriques dans la société en général. Ces fonctions, fait savoir Reine A., l’une d’elles, sont nombreuses et vont de l’apaisement du climat familial à la pacification de la société.
« C’est une arme de défense et d’identification de votre lignage qui ne se limite pas seulement à la famille ou à la collectivité. Si tous les lignages se connaissaient réellement, le dialogue entre les cultures serait une réalité en permanence », révèle Noélie Guédéhounsou, membre d’un groupe dénommé Anagbo hwasa du plateau d’Abomey qui s’investit dans la promotion des panégyriques de cette famille. Selon cette septuagénaire résidant dans l’arrondissement de Hounli à Abomey, « nul ne peut rester insensible à la récitation des panégyriques. Dans un conflit de couple, lorsque vous les récitez, le calme revient aussitôt. D’ailleurs, le destinataire sent des frissons et un certain apaisement interne ». « C’est surtout pour ces raisons qu’il importe de mieux redorer le blason de ce patrimoine délaissé. Ils consolident les couples et pacifie les ménages », ajoute Catherine Bonou. La formatrice leur trouve même une vertu presque thérapeutique. « Lorsque votre nourrisson pleure, rien que la déclamation de son panégyrique, quand c’est fait avec art de manière poétique, peut lui redonner le sourire », enseigne-t-elle, avec un large sourire, tout en témoignant avoir souvent essayé ce remède dont l’efficacité, à son avis, n’est plus à prouver. Les exemples en la matière, rapporte-t-elle, sont légion. Comme si elle les lisait sur leurs fronts, Catherine ne salue les personnes qu’elle rencontre sur son passage qu’avec leurs panégyriques. « Cette forme endogène de civilité revêt un sens particulier pour moi. C’est aussi une pédagogie », explique-t-elle. « (…) Ô fer crépitant, ô poussière d’airain ! Le clan forge du fer et non le plastique…Le bélier a bravé la mort sans mourir…A passer de main en main l’enfant perd de vigueur. Ay?tô est resté affamée pendant quinze ans. Il forgea tant de fer qu’il s’en offrit la main d’une femme…Ay?t? forge des bijoux mais n’emporte aucun…Tant pis à l’enfant adultère, anathème à la femme adultère…A la femme qui se plaint de la petitesse de sa chambre, Ay?t? lui fit demeure dans la tombe… Le dos large ne peut porter deux enfants, il n’en portera qu’un. ». Cette déclamation des panégyriques des Ayatô par exemple honore la profession de leur ancêtre qui constitue une fierté qui mérite d’être rappelée autant que possible lors des civilités, renseigne la jeune dame.
Pénible mission
Aux pieds des collines de Dassa-Zoumè, Nathalie Ballè Koutchoro porte sur ses frêles épaules le poids de la pérennisation des panégyriques. Avec ardeur, elle parcourt les différentes localités de la ville pour récolter une à une ses déclamations distinctives des lignées. «C’est un véritable travail de recherche que j’ai commencé il y a 12 ans », informe-t-elle. Le fruit de sa détermination, c’est la publication de la revue :
« Différents panégyriques claniques idasha », grâce à l’appui de l’abbé Jean-Paul Tony, un prêtre du diocèse de Dassa-Zoumè. Après cinq éditions et après avoir pu réunir 39 panégyriques, elle entend apporter des innovations.
« Pour la sixième édition pour laquelle je m’affaire, il y a aura non seulement les panégyriques mais aussi tout ce qu’il y a autour », annonce Nathalie, la cinquantaine. Elle pense aborder les totems, les principes des cérémonies de sortie d’enfants, etc. « Tout ce qui nous arrive n’est pas forcément l’œuvre des forces maléfiques. C’est pourquoi il m’a plu de les ajouter pour que les gens comprennent », justifie-t-elle. Des exemples, elle peut en citer toute une journée sans arrêt.
« Si tu n’as pas la détermination, tu ne pourras pas accomplir cette mission. Parfois, c’est lors des cérémonies qu’il faut profiter pour identifier des personnes ressources », informe l’auteure. Une stratégie qui ne manque pas de revers. « Certaines personnes nous chassent car pour elles, nous vendons leurs panégyriques », fait-elle savoir.
Pour ce retour à la culture, Nathalie Ballè Koutchoro reçoit des promesses de soutien mais qui jusque-là sont restées vaines. Pourtant, à la célébration de la 9e édition du Festival des arts et culture idaasha, ses compétences ont été portées au grand jour. Sur demande des personnalités et du public, elle a récité les 39 panégyriques, émerveillant ainsi l’assistance. Sa récompense s’arrête là. Mais loin de désespérer, elle entend continuer à porter haut le flambeau de ce patrimoine afin que l’histoire ne s’efface. Elle s’y engage fortement. Les autres aussi.
D’un engagement à un autre
En dehors de ses activités professionnelles, Mireille Normande Sonongbé est une grande passionnée de culture. Le projet « Sauvons nos panégyriques » qu’elle a initié depuis deux ans se propose d’aider chaque famille béninoise à retrouver, à reconnaître et à valoriser son panégyrique.
« La première action phare de ce projet a été d’amener les populations à prendre conscience de l’importance de ce pan de notre patrimoine. Beaucoup n’y ont pas cru au départ mais avec le temps, ils ont compris combien fiers on peut être de se faire appeler « Aziman », « Sadonou »,
« Agli », « Houègbonou », « Djèto »,
etc. », se réjouit-elle. Pour le moment, le creuset qu’elle dirige, focalise ses actions sur des campagnes de proximité avec les géniteurs comme cœur de cible. Cette passionnée des panégyriques explique aisément ce choix stratégique. « On ne s’en rend pas toujours compte mais dans la génération d’avant nous, il y a également beaucoup de parents qui ignorent non seulement leur panégyrique mais aussi l’importance que cela revêt pour la famille. Dans ces conditions on ne peut rien espérer de bon pour les générations à venir », souligne-t-elle. Mais les actions n’excluent pas pour autant les jeunes. Des activités sont organisées en milieu scolaire pour permettre aux plus jeunes d’emprunter la bonne piste en s’alliant aux panégyriques.
« Nous lancerons sous peu le projet « L’école du panégyrique »
avec des clubs dans les écoles, lycées et collèges. Ce qui demande des moyens plus importants », annonce Mireille Sonongbé très optimiste par rapport à l’aboutissement de ses chantiers, surtout que ses actions ont déjà impacté une centaine de familles. Mais l’amoureuse des panégyriques garde sa détermination ferme. « Tant que toutes les familles de notre pays n’auront relevé le challenge de l’apprentissage et de la maitrise des panégyriques, tant que de génération en génération, on ne sera pas en mesure de transmettre ce savoir de père en fils, de mère en fille, des arrières grands-parents aux petits-enfants, on ne peut logiquement faire aucun bilan », clame-t-elle.