D’une simplicité qui tranche avec son rang de professeur titulaire d’Université, le recteur de l’Université d’Abomey-Calavi (UAC) Brice Sinsin, nous reçoit dans la salle de réunion du rectorat où sont accrochés au mur tous les recteurs qu’a connu ce haut lieu du savoir.
La Croix du Bénin : Vous venez de finir une année académique et vous commencez votre deuxième année académique en tant que recteur. De l’extérieur, on voit que beaucoup de choses bougent à l’UAC. On a surtout l’impression que toutes les difficultés liées au temps sont en cours de résolution. On voudrait savoir ce que le temps représente pour vous comme importance dans les réformes que vous avez engagées ?
Professeur Brice Sinsin : Les réformes qui sont entreprises au niveau du rectorat influent forcément sur le reste de ce qu’on peut constater à la base. Le premier souci, dès notre prise de service effectif en janvier 2012, a été de récupérer le temps perdu. Comment ramener le temps à notre dimension de normes académiques et nous projeter sur ce qu’on peut appeler les années académiques normalisées ? Ce fut une grande bataille de convaincre les chefs d’établissement, les enseignants à suivre les emplois du temps. Et les étudiants sont obligés de suivre le cursus qui est déployé. Cela, en un laps de temps équivalent à peu près aux 2/3 de ce que nous avons l’habitude de faire. Ça a donc nécessité assez de sacrifices de réajustement de l’emploi du temps, de la manière d’enseigner autrement pour rester dans ce calendrier, sacrifices aussi de la part des apprenants, pour qu’ils arrivent à cerner l’essentiel en 5 ou 6 mois de ce qu’ils ont l’habitude d’apprendre en 9 mois. Vous voyez les contraintes et les contingences qui se présentaient à nous ? Fort heureusement, tout ce que nous avons mis en place pour accompagner les collègues a reçu un écho favorable.
Dans une seule classe, on peut compter 2 à 3 mille étudiants. Ou bien, on essaie de donner l’essentiel, et peut-être les 10% pourraient comprendre, et c’est tant mieux. Mais on peut aussi s’organiser autrement en allant par groupes pédagogiques où on essaie de fractionner ce grand nombre en deux, trois, quatre, ce qui oblige l’enseignant à se répéter.
Ce qui crée aussi des demandes de salles. Donc, il y a eu un service d’accompagnement qui a été créé et dynamisé pour que les uns et les autres apprennent réellement à mutualiser, apprennent à utiliser l’espace comme un espace commun. Ça a été une grande bataille. L’autre chose, il faut aussi leur rappeler régulièrement qu’on se rapproche de la date butoir. Il faut qu’on tienne les panneaux d’avertissement : nous sommes à telle période, est-ce que vous avez fait ceci ? Est-ce que vous avez prévu telle chose ? Tout ceci guidait les enseignants jusqu’à ce que réellement l’année 2012 ait été une année de récupération du temps perdu, mais en même temps, le gain pour normaliser notre année académique.
Un an plus tôt, on ne s’imaginait même pas tout cela. Quelle est votre méthode pour permettre tant de changements aussi bien par rapport au temps que sur d’autres fronts ?
Il faut aussi dire que ce n’est pas indépendant de la formation que cette même université de la cité nous a donnée. Nous avons été formés ingénieurs. Tous les Etats forment leurs ingénieurs pour résoudre leurs problèmes. Nous autres ingénieurs, lorsqu’un problème se pose, du moment où le diagnostic est bien formulé, il n’y a rien à faire, il faut trouver une solution. Nous sommes formés pour résoudre les problèmes.
Je l’ai toujours dit, ma casquette d’ingénieur me convient largement plus que tous les autres titres : docteur, professeur. Ce dont notre pays a le plus besoin, c’est la résolution des problèmes, l’accompagnement des autorités politico-administratives dans la recherche des solutions à nos problèmes de société. L’ingénieur est fait pour ça. Dans tous les pays du monde, les ingénieurs sont là pour résoudre les problèmes.
C’est peut-être tout cela qui avait expliqué nos résultats. L’autre dimension de la chose est relative à la faculté des sciences agronomiques ; on ne nous forme pas mécaniquement pour aller seulement semer le maïs, planter tel arbre, élever tel animal de manière indépendante sur les fermes expérimentales. On nous apprend à communiquer, à aller au cœur de la société, à gérer avec les producteurs. Ce qui nécessite un certain nombre de comportements pour apporter la bonne nouvelle à ceux qui devraient l’adopter. Je crois que c’est tout cela qui a contribué au résultat.
Comme l’a dit Indira Ghandi : « si vous n’êtes pas du changement que vous espérez, ce changement n’arrivera jamais ». Pour le faire, si je dis : venez à 8h et que je m’amène à 10h ou à midi, c’est évident que les collègues ne le feront jamais. Si en moi-même, je ne respecte pas un minimum de comportement universitaire sur tous les plans, les autres ne le feront pas. Je pourrais donc résoudre les problèmes au sommet, mais le plus grand respect, c’est vis-à-vis des étudiants.
Quand on me programme, il n’y a rien d’autre qui compte. Aucun voyage à l’étranger ne compte. Aucune réunion extraordinaire d’un ministre ne compte. Je donne mes enseignements par rapport à cela et ça permet aux autres collègues de voir que leurs dirigeants ne passent pas non plus leur temps seulement à des réunions ou à d’autres choses. Qui sont tout à fait utiles, mais l’essentiel de ce que je demande le plus aux collègues, c’est d’abord leur mission d’enseignants chercheurs.
La place du mérite. Qu’est- ce que vous avez déjà fait à ce titre et qu’est-ce que vous comptez faire pour que le mérite soit valorisé aussi bien au niveau des étudiants que des enseignants ?
Le rôle de l’université, c’est de former des cadres méritants que tout le monde respecte et a envie de voir à côté de soi, dans son institution. Là-dessus, je peux dire que quand on voit les autres peuples et leur réussite, on est fier. Regardez les Champs Élysées, mais il ne faut pas oublier que les Français ont souffert. Les Français avaient la vision de la réussite. Vous allez aujourd’hui à Tokyo, après la seconde guerre, c’était la ruine. Les Japonais ont souffert et ont visé le mérite comme un objectif. Vous allez aujourd’hui à Francfort, à Berlin. C’étaient des villes qui avaient été simplement démolies après la Seconde guerre mondiale. Les Allemands ont souffert et ont travaillé dur parce qu’ils espèrent aussi ce mérite. Il est nécessaire que nous puissions travailler. Mais pas seulement travailler et nous rendre responsables de l’activité. Mais travailler pour les résultats. Il faut que le résultat soit réellement l’indicateur qui justifie le mérite que nous attendons de tous. Et pour faire passer le message à d’autres, nous avons nous-mêmes d’abord pris beaucoup de temps pour bâtir ce que peut être un enseignant chercheur recommandable. La capacité d’abord à jouer notre rôle, la production scientifique. Sur ce point, toutes les universités s’accordent. L’enseignant chercheur d’université est d’abord quelqu’un qui a la capacité de publier, de produire des résultats scientifiques défendables au niveau international. Dès mon retour de la thèse de doctorat, c’est d’abord cela. Il faut que le laboratoire produise. Il faut que tous les jeunes qui m’entourent apprennent, et soient fiers de dire chaque année : voilà ce que produit ce laboratoire. Depuis que la masse de chercheurs au niveau du laboratoire s’est relativement accrue, depuis 2006, nous ne sommes jamais descendus au-dessous de 10 publications purement internationales au niveau de ce laboratoire. Chaque année, nous nous essayons de rendre compte à la communauté universitaire de ce que nous avons produit, entité par entité.
Au niveau mondial, on fait la revue de l’effort de chaque université au sein de chaque continent. En 2010, c’était le tour de l’Afrique. Et quand on parle de l’Afrique sur le plan de la production universitaire, il faut voir l’Afrique du Sud. Ce qui justifie cela, ce sont les grands moyens d’une société multiraciale à forte connotation de la race blanche dont on connaît les mérites sur ce plan. L’Egypte est déjà une des nations les plus avancées par rapport à l’éducation et la science. Le Nigeria, par rapport à son poids démographique, est une des grandes nations qui produisent. D’autres nations font beaucoup d’efforts comme le Kenya, l’Algérie pour diverses raisons. Il y a aussi la Tunisie qui est un petit Etat très éduqué. Lorsqu’on fait passer ces grandes nations, il y a quand même un clin d’œil au Bénin.
Lorsqu’on rapporte l’effort de la contribution scientifique par rapport à nos revenus, aux ressources dont nous disposons au Bénin, notamment aux ressources financières vues par rapport au Produit intérieur brut (PIB), le Bénin dépasse des pays comme le Nigeria. En 2010, nous tournions autour de 300 publications. Si on avait les moyens comme ces pays qui ont d’énormes ressources, il faut voir tout ce que cela aurait donné comme des laboratoires, des docteurs formés, des ingénieurs formés et ainsi de suite. Si les tendances étaient maintenues, on pourrait venir après l’Afrique du Sud ou l’Egypte.
Qu’en est-il de la mauvaise gestion des ressources, de l’injustice dans l’utilisation de ces ressources ? Qu’est-ce que vous avez fait sur ce chantier et qu’est-ce que vous comptez faire ? Et que dites-vous des inscriptions où des étudiants qui ont de bonnes mentions et qui sont laissés sur le carreau au profit d’élèves moins bons ?
D’une manière globale, c’est vrai. L’université n’est pas tellement une institution en marge de sa société. Il ne faut pas qu’on se leurre. Ce n’est pas non plus à l’université qu’il faut chercher les super citoyens, je ne le pense pas. On devrait même voir ça au niveau de l’Assemblée nationale. Mais vous connaissez tous les déboires que nous avons au niveau de notre Parlement. Bref, dans toutes les institutions, nous devons apprendre à travailler résolument pour le développement. Comme disait le chancelier Bismarck, « travaillons comme un homme d’Etat. Travaillons pour nos fils, nos petits-fils, nos arrières petits-fils ». Cela suppose que si je vole un franc aujourd’hui, c’est 10.000 Francs que mon petit-fils va rembourser demain. A partir de cet instant, on doit s’éduquer à faire cet effort, s’éduquer à la résistance, s’éduquer à la retenue, s’abstenir de ces facilités qu’il y a par-ci et par- là. L’Etat se décide de prendre les meilleurs. A l’époque, les meilleurs, ce sont ceux qui avaient mention bien ou assez bien. Et quand tu as l’une de ces mentions, tu sais que tu seras réparti. On prend certains bons étudiants et advienne que pourra pour les autres. Globalement, il faut dire que dans un pays pauvre, tout est possible. La pauvreté, c’est d’abord la base de l’irrationnel. C’est le fait d’avoir mal géré quelque chose qui conduit à cette pauvreté. On peut toujours voir les impacts à divers niveaux. Le Bénin est un pays pauvre dans toutes ses dimensions. Pauvre en termes d’effectivité sociale, pauvre en termes de relation sociale, pauvre en termes de gouvernance, en termes de prise de décision. Et tout cela a des conséquences à des niveaux que vous venez de citer. Est-ce qu’on a démarré tout au moins des essais de solution à l’université ? La première des choses lorsque nous recevons les élèves, ceux que le gouvernement envoie comme ses boursiers, et ceux que les parents supportent par leurs ressources de diverses manières, nous essayons de les traiter de manière équitable. La première des choses, c’est de supprimer la souffrance à tout le monde lors des inscriptions. Dans les facultés à gros effectifs, ce sont les nantis qui ont facilement accès à l’inscription. Lorsque, pour une ressource limitée, vous avez énormément de compétiteurs, la loi de la nature nous dit que ce sont les plus vigoureux qui tranchent et les plus vigoureux peuvent être les plus nantis, ou ceux qui savent très bien se faufiler entre les mailles et se retrouver à la bonne place par diverses manières. C’est cela qu’il faut surtout neutraliser pour donner la chance égale à tout le monde de s’inscrire très rapidement. En bon écologue, pour le faire, il faut essayer simplement de rendre proportionnelle la ressource convoitée. Faire en sorte que cette ressource puisse avoir les mêmes facilités d’accès à un nombre proportionnel à ce qui est prenable. Dès que nous avons pris les rênes de cette université, on s’est dit que si nous livrons toujours les étudiants à la compétition à laquelle ils sont déjà habitués, on va forcément tomber dans ce panneau.
Nous avons fait un petit calcul avec les informaticiens et nous en sommes arrivés à 300 postes d’inscription. Et nous avons mobilisé les ressources pour déstresser l’étudiant ; parce qu’en déstressant l’étudiant, nous lui faisons l’économie nécessaire d’énergie pour bien étudier et se rendre disponible pour ses examens. Et c’est ce que nous avons fait. C’est un travail de raisonnement, un travail de choix de produits proportionnellement au nombre de gens à inscrire. Ce faisant, on n’a plus besoin de donner un franc à qui que ce soit pour s’inscrire. Bien entendu, il y a eu des gardes fous aussi. Bien qu’on ait mis en place tout cela, certains n’étaient pas contents. Il y a des habitudes qui étaient développées. Il y a eu quelques cas que les étudiants ont arrêtés eux-mêmes, qu’on a conduits vers nous et on leur a fait la morale. Je peux dire que globalement sur ce plan, il y a eu énormément de progrès.
Le risque de s’exposer réellement à la corruption a été ramené à son plus bas niveau. Lors des examens, certains essaient de faciliter la rédaction des épreuves à des étudiants. C’est une lutte permanente. Il y a eu beaucoup de facultés qui ont renvoyé pour tricherie, pour des réseaux organisés en tricherie. Je les salue énormément. On commence par sanctionner. On ne sanctionnait pas auparavant. Des étudiants ont reçu, deux ans, trois ans, quatre ans voire cinq ans d’exclusion. Et c’est ça qui est la vraie leçon que nous donnons à la jeunesse. D’abord, lorsqu’on te prend pour des cas de fraudes, de corruption et de crimes, tu subis la sanction. Mais il y a toujours la conscience de chacun, car on ne peut pas mettre la police partout. Mais malgré tout, il faut que nos manières de faire servent déjà de guide.
Il y a aussi des sanctions pour les professeurs ?
Pas tellement. Il y a eu des dénonciations lors de nos réunions de chefs d’établissement. Je crois que ça travaille la conscience de ces adultes. La fois passée, il y a eu une plainte au département d’espagnol. Un tiers des cours programmés n’est pas dispensé. Chefs de département et doyens sont arrivés à mon bureau. Ils ont d’abord reconnu les faits. En plus, nous avons ensemble trouvé le régime à mettre en place avec compte rendu.
En attendant, bientôt chaque enseignant de l’Uac, à commencer par moi-même aura une lettre de mission. Vous touchez le salaire de l’Etat pour donner tels ou tels enseignements. Voilà les crédits affectés à ces enseignements. Nous allons vous juger en fin d’année par rapport à cela. Nous sommes à l’étape du recensement de tous les enseignants par établissement. Lorsque j’aurai toutes les bases de données, les lettres de mission iront à chaque enseignant et ça va être une habitude instaurée en début de chaque année.
Vous avez dit dans vos écrits que le meilleur reste à venir. A quoi doit-t-on s’attendre ?
On peut faire l’analogie avec ceux qui disent : tant qu’il reste à faire, rien n’est encore fait. Et si l’on réalise ce qui reste à faire, ça veut dire aussi qu’on engrange davantage de produits. C’est un message d’espoir. Un message qui galvanise le moral de la troupe. Si nous maintenons notre conviction, ce dévouement à rendre réellement à cette Nation ce qu’elle attend de nous, je crois que le produit que nous caressons si tant va être surdimensionné à notre grande satisfaction. Le vrai rêve de chacun devrait être de réaliser bien au-delà de nos rêves. On n’a pas encore pris l’option du réveil pour le développement. Le jour où les Africains vont dire : cessons de dormir, réveillons-nous, allons vers le développement, ça ira très vite. La Chine vient d’un état d’humiliation pour être aujourd’hui au sommet du développement. Quel est le secret ? Le travail, l’application, l’assiduité au travail, le refus de la paresse, la discipline, l’ordre. Un grand président directeur général de Poche disait qu’une mauvaise décision, mais très bien exécutée, donne encore plus de fruits qu’une très bonne décision mal exécutée. Il faut que les Africains se disent qu’ils ont l’énergie pour travailler. Cette énergie est en nous, la volonté pour travailler tarde à venir parce que nous avons trop d’expériences, trop de modèles qui ont démontré que ce n’est pas l’effort qui rend riche, qui rend heureux. Ce sont les combines, les magouilles, les positions politiques, les détournements qui rendent heureux. Et on a malheureusement assez d’expérience dans ces domaines. Lors de la présentation des vœux le 9 janvier dernier, je disais : notre nouveau programme pour cette année, c’est l’année pour l’étudiant. Qu’est-ce que ça signifie ? On a réussi à mettre de côté une partie de notre budget pour créer ce qu’on appelle le corps des volontaires de l’Université d’Abomey-Calavi. Un genre de Peace corps de l’UAC, mais pas pour régler fondamentalement le problème de l’emploi bien que nous ayons les incubateurs à créer. C’est pour donner des moyens à ceux qui ont fini leur premier cycle, la licence, d’aller apprendre à travailler, d’aller prendre du plaisir dans le travail, comme le disent les Japonais.
Ce programme va être très vite lancé sur la base de ce qui existe déjà. Nous sommes conscients que nous n’allons pas recréer la roue. Nous allons discuter avec les agences d’emploi comme l’Agence nationale pour la promotion de l’emploi (ANPE) et autres, pour voir leur technique. Nous ne visons pas les mêmes objectifs. Je l’ai toujours dit. Si tu es gestionnaire, va te débrouiller et convaincs la bonne dame de Dantokpa qu’en lui tenant une très bonne comptabilité, elle peut réussir. On payera. Ce n’est pas beaucoup. On va leur donner 40.000FCFA à chacun pour que le soir, il n’ait pas à penser au ventre, à penser à la moto pour le déplacement. On leur donnera le minimum, mais on attend en retour des réflexions sur soi-même pour sortir de son for intérieur cette énergie dormante. Je veux réveiller cette énergie. L’Afrique a trop de bras, mais des bras dormants et c’est ce qu’il faut réveiller. C’est cela notre message.