La traque des cybercriminels s’intensifie depuis quelques mois au Bénin. Si cela est perçu comme une réponse à l’allure inquiétante que prend le phénomène, la cybercriminalité se révèle être une criminalité complexe et difficile à appréhender. A l’antipode du gouvernement, la société béninoise semble bien tolérer et accepter. Véritable paradoxe !
La cinquantaine environ, dame Mistouratou refuse d’admettre que son fils cybercriminel, arrêté et incarcéré, soit auteur d’un quelconque crime. Devant sa boutique remplie de produits cosmétiques, pâtes alimentaires et autres divers, elle a l’air abattue mais se réjouit que son garçon, encore étudiant dans une université privée de Cotonou, lui ait permis d’avoir une si grande boutique. “Ce que les gens ne voient pas, c’est qu’il nous a sorti de la pauvreté“, nous a-t-elle confié avant de lancer “est-ce qu’il a volé l’argent de l’Etat ?“.
Une question que nous lancera également D. Louise, petite amie d’un cybercriminel, actuellement contraint de vivre loin du territoire national, selon ses confidences. Pour elle, les autorités béninoises se trompent de combat en se lançant aux trousses des cybercriminels qui ne vivent que de l’argent de “l’homme blanc“. Même son de cloche de la part de plusieurs proches de cybercriminels rencontrés.
Laurent (nom d’emprunt) est peintre bâtiment. Pour lui, sa situation économique s’est dégradée depuis que la traque des cybercriminels s’est intensifiée. “Pour un travail de 30 mille francs, tu leur dis 70 mille francs. On te demande juste ton numéro Mobile money et tu es payé“, a-t-il laissé entendre.
Pour plusieurs artisans notamment des matelassiers, staffeurs, peintres et autres, les cybercriminels paient bien voire au-delà des frais de prestations sollicitées. Les tenanciers de bars et restaurants en font également les frais de cette lutte contre la cybercriminalité. “Nous ne vendons plus, s’il faut être honnête. Je connais des bars qui ont fermé à cause de cette affaire. C’est difficile mais nous ne pouvons rien“ a laissé entendre Olivier, responsable d’un bar très fréquenté à Akpakpa.
Dimanche, 11 juin 2023, devant la prison civile de Missérété, deux jeunes filles débarquent pour rendre visite à leur petit ami et frère, arrêté pour acte de cybercriminalité. Contraintes de revoir leur habillement à l’entrée, elles finissent par accéder au hall où sont autorisées les visites aux prisonniers. L’air détendu, le jeune cybercriminel, la vingtaine environ, était souriant à la vue de ses proches. Il prit des nouvelles de ses proches et place aux confidences. Juste à côté, un autre cybercriminel échangeait avec sa maman venue le voir.
Approché, un cybercriminel déplore la trahison d’un ami qui l’aurait dénoncé, estimant ne rien se reprocher. Il n’en dira pas plus avant de prendre congé de nous. Un autre invitera le gouvernement à créer les conditions pour offrir des emplois décents à la jeunesse. Est-ce par faute d’emplois que les jeunes s’adonnent à la cybercriminalité ?
En effet, ils sont des milliers de jeunes béninois à faire fortune à travers la cybercriminalité. Dans une émission télévisée, Ouanilo Fagla Médégan, responsable du pôle sécurité numérique de l’Agence des systèmes d’information et du numérique affirme qu’il est question de la cyber-escroquerie. Prof Dodji Amouzouvi y voit tout simplement un crime punissable.
Plusieurs approches sont développées par ces derniers pour spolier leurs victimes. Sur la télévision nationale, le commissaire Donatien Sokou de l’Office central de répression de la cybercriminalité (Ocrc) a évoqué la sextorsion, des dons fictifs en ligne, le maraboutage, des prêts fictifs en ligne. A l’en croire, la sextorsion est l’approche la plus utilisée par les cybercriminels pour escroquer au Bénin. La cybercriminalité a atteint des proportions inquiétantes ces dernières années…
Des statistiques ahurissantes…
De janvier 2023 à juin 2023, l’Ocrc a enregistré 1518 plaintes liées à la cybercriminalité alors que 623 personnes dont 39 femmes ont été interpellées avec un préjudice estimé à 541 389 750F Cfa, confie Gouton Corneille, fonctionnaire de police en service à l’Ocrc, au cours d’une conférence-débat sur la cybercriminalité, organisée par l’Amicale des sociologues-anthropologues (Amisa). A l’en croire, il a procédé également à la saisie des numéraires qui s’élèvent à 89 697 025 Fcfa ainsi que 34 véhicules majoritairement haut de gamme et 57 motos.
Intervenant également sur la télévision nationale, le procureur spécial près la Cour de répression des infractions économiques et du terrorisme (Criet), Mario Mètonou estime le nombre total de détenus dans les prisons pour des faits de cybercriminalité au Bénin à 1188 en avril 2023. Des précisions apportées, il ressort qu’au cours de l’année judiciaire 2020-2021, 360 condamnations de cybercriminels ont été prononcées, 451 au cours de l’année judiciaire 2021-2022 et déjà 263 condamnés en 2023 (de janvier à avril).
De l’évaluation des dommages, le commissaire Donatien Sokou parle d’un préjudice d’un milliard 546 millions et 436 228 Fcfa en 2021 (2831 plaintes) ; un préjudice de 663 544 200FCfa en 2022 (2188 plaintes) et un préjudice de 495 millions de Fcfa en 2023 (de janvier à Avril 2023).
Des statistiques inquiétantes qui démontrent l’ampleur d’un phénomène aux multiples facettes.
Origines et implications d’un fléau moderne…
La cybercriminalité n’est pas propre au Bénin même si l’on a de fortes raisons de s’alarmer au plan national. Le concept, qui présente plusieurs facettes, renvoie à un rapport de force entre acteurs étatiques et des citoyens, a souligné le Prof Hygin Kakai lors du café sociologique de l’Amicale des sociologues-anthropologues. Qu’en est-il des origines de la cybercriminalité au Bénin ? Les avis divergent à propos mais l’unanimité semble se faire autour de la pauvreté, le défaut d’emploi pour la jeunesse.
Plusieurs sources s’accordent sur le fait que la pauvreté, la précarité de l’emploi ainsi que le défaut d’emploi justifient le recours de la jeunesse à la cybercriminalité. Seulement que cette thèse est loin d’être fondée, selon Prof Hygin Kakai. Si dans plusieurs pays occidentaux, des personnes d’un certain niveau de vie s’adonnent à la cybercriminalité, on ne peut pas donc dire que “le cybercriminel n’est pas toujours un pauvre“, fait-il savoir. Dans le fond, c’est comme une religion, argue-t-il pour démontrer que bon nombre de personnes ont foi en la cybercriminalité pour réussir leur vie. Si être cybercriminel reste un choix individuel, délibéré et conscient, il est parfois imposé par l’implication de l’individu dans un réseau. Elle résulte de la recherche du gain facile plutôt qu’une conséquence de la pauvreté, conclut-il.
Ce que n’approuve pas entièrement Prof Dodji Amouzouvi car “ce ne sont pas des oisifs, ce ne sont pas toujours de jeunes délinquants, ce ne sont pas seulement des jeunes, c’est parfois aussi des représentants des fonctionnaires de l’Etat“. La clé, c’est d’abord dans le fonctionnement de notre société. “Je note d’abord un premier point qui est transversal qui est que la cybercriminalité comme pratique, je peux la considérer comme une implication, une conséquence, un déchet de l’évolution de notre société, du Bénin, de l’ouverture du Bénin sur le monde. Une conséquence des possibilités que la modernité et le progrès scientifique nous donnent…Je pourrais situer également un facteur mobile de cette pratique dans un dysfonctionnement de nos institutions. L’Eglise n’est plus église, le couvent n’est plus le couvent, la mosquée n’est plus la mosquée, la famille n’est plus la famille, l’école n’est plus école, les espaces de socialisation dysfonctionnent, l’Etat comme institution avec tout ce qui a été mis en place pour transmettre les valeurs références, je ne parle pas de contre-valeurs, aux hommes et aux femmes, aux jeunes et aux adultes, ne fonctionne plus comme cela se doit et offre des espaces où se créent, s’enracinent et se développent des pratiques comme la cybercriminalité. Le troisième facteur que je pourrais évoquer…c’est quand même les repères sociaux, c’est quand même le sens de la vie ou la recherche d’une certaine facilité“ clarifie le sociologue-anthropologue.
“La toute première des implications, c’est que nous rentrons dans une société nouvelle où peut-être si rien n’est fait, les valeurs d’hier ne sont plus reconnues aujourd’hui, les principes et les codes sociaux vont bouger, les repères ne seraient plus les mêmes…Un pays qui ne se reconnaitra plus dans ses valeurs même si celles-ci semblent en parfaite ou en permanente recomposition, nous deviendrons étrangers à nous-mêmes“ poursuit Prof Dodji Amouzouvi.
La cybercriminalité : un crime “toléré“ dans la société béninoise…
Outre les rares dénonciations, la lutte contre la cybercriminalité est loin de recevoir l’assentiment de la population béninoise. Le défaut de dénonciation de cybercriminels et les alertes données par certains pour aider ceux-ci à échapper aux flics en disent long. Si beaucoup refuse d’admettre cette réalité, elle est pourtant bien évidente et le gouvernement semble bien l’avoir compris. En quête d’une adhésion à la lutte, le gouvernement s’est lancé dans une démarche de sensibilisation depuis quelques mois. Les nombreuses vidéos relayées sur les canaux officiels du gouvernement sont bien illustratives.
Dans une opinion rendue publique, Prof Roger Gbégnonvi y voit une déroute morale en faisant une analyse des perceptions dans la société béninoise. En effet, pour le béninois lambda, les cybercriminels ramassent l’argent des autres, et c’est parfait tandis que le propriétaire de maisons louées voit le cybercriminel comme le meilleur locataire capable de payer 10 mois d’avance alors qu’on lui en demande trois. Et la maman d’une demoiselle voit “le chéri cybercriminel“ de sa fille comme un moyen de sortir de la galère, de la précarité. Le seul aspect mauvais que la société semble trouver aux cybercriminels est qu’ils usent de gris-gris forts, qui réclament parfois du sang humain. Si non pourquoi les dénoncer ?
“On se supporte dans le faux… La complicité amicale, familiale, parentale…, eux, ils vont l’inscrire dans une forme de solidarité. Or, il n’y a pas de solidarité dans le mal. Donc, ils sont complices d’un mal“ déplore Prof Dodji Amouzouvi. Pour lui, c’est le type de société que nous avons au Bénin. La cybercriminalité se révèle être un acte toléré et accepté par la société béninoise étant donné que l’entourage des cybercriminels profitent des retombées de la cybercriminalité.
Cybercriminalité : de l’arnaque aux crimes de sang…
Dans leur sale besogne, des cybercriminels sollicitent les services des chefs de culte endogène pour avoir des gris-gris notamment des divinités dont Kinninsi. Selon plusieurs sources, des rituels demandant parfois du sang humain sont exigés. Ainsi, des cybercriminels se retrouvent souvent accusés des cas d’assassinats et prélèvement d’organes humains devenant de plus en plus récurrents. Au cœur de la polémique, un tandem jeunes et “bokonons“ pour des crimes de sang. Toute chose qui a amené des bokonons à lancer un recensement sur le plan national afin d’identifier en leur sein, des brebis galeuses. Une initiative qui semble s’arrêter à l’étape d’annonce.
Pas question de s’en prendre uniquement aux bokonons ou hounons (responsables de cultes endogènes). La collusion de cybercriminels avec quelques acteurs qui maitrisent un ensemble de connaissances, de principes à visées spirituelles s’étend bien à toutes les religions, laisse entendre Baba Avimadjènon (Prof Dodji Amouzouvi), pontife du dieu Sakpata. “Je ne serai pas étonné si l’argent de la cybercriminalité sert à construire des maisons de Dieu, dans la chrétienté ou sert à acheter de matériels de musique. Je ne serai pas surpris si on me le dit. Il n’est pas impossible que les cybercriminels aient leur marabout, leur alpha, bokonon, leur pasteur…Je refuse la stigmatisation, je refuse qu’on cloue au pilori, une seule catégorie“ clame-t-il.
La complicité, clé de l’enracinement ?
Si la complicité des proches et amis est perçue dans l’opinion comme un véritable obstacle à la traque des cybercriminels, celle des policiers censés appréhender ceux-ci, laisse perplexe. En effet, il n’y a pas que des cybercriminels interpellés, plusieurs policiers sont également incarcérés. A titre illustratif, début juin 2023, six (06) policiers ont été mis sous mandat de dépôt et trois sous convocation par le procureur de la Cour de répression des infractions économiques et du terrorisme (Criet) pour complicité avec un réseau de présumés cybercriminels qui opère depuis la prison.
Peut-on alors dire que cette complicité reste le socle de l’enracinement de la cybercriminalité dans la société béninoise ? Si l’on peut bien répondre par l’affirmative, Prof Dodji Amouzouvi voit autrement cet aspect. Pour le sociologue, les lois de la république ont défini de manière très claire, les degrés de complicité dans différents délits ou crime et selon le niveau de complicité, chacun subira la rigueur de la loi fut-il le père, la mère, la sœur, l’épouse, l’époux, l’ami. “Au contraire, ça permet d’éduquer chaque acteur de ce qu’en aidant un voleur, vous êtes voleur“, a-t-il laissé entendre.
La prison et après ?
Ils sont nombreux à croupir déjà derrière les barreaux, ces cybercriminels. Déjà en avril 2023, les statistiques révèlent un nombre de 1188 cybercriminels incarcérés. La traque des cybercriminels est donc fructueuse. Mais la grosse inquiétude réside dans l’après séjour carcéral. Que deviendront ces cybercriminels ? Pour le Prof Hygin Kakai, le plus important, reste comment récupérer les cybercriminels après qu’ils aient purgé leurs peines de prison. Il urge de prendre les dispositions susceptibles de faciliter leur reconversion, selon plusieurs sources, étant donné que les cybercriminels sont détenteurs de savoirs, de savoir-faire informatique. Et pour le Prof Dodji Amouzouvi, il y a, parmi eux, des gens qui sont bien instruits, calés, qui maitrisent l’informatique. La balle est donc dans le camp du gouvernement.