Au Colloque international sur les Objectifs du millénaire pour le développement (Omd) organisé par la Coalition mondiale des Ongs pour les Omd, le Médiateur de la République, Albert Tévoédjrè s’est préoccupé de l’après Omd. Lire son intervention à l’ouverture des travaux de cette assise qui s’est tenue sur le thème : « Construire ensemble un autre monde. Quelle nouvelle vision ? »
Mesdames les co-présidentes de la coalition mondiale des Ongs pour les Omd ;
Distingués Invités ;
Mesdames et Messieurs ;
1. Remerciements protocolaires et encouragements
Je veux tout d’abord remercier Mesdames Pascale Fressoz et Awa N’Diaye de leur généreuse invitation et pour avoir pris l’initiative de ce colloque international dont l’un des enjeux essentiels, me semble-t-il, est d’offrir à chacun l’opportunité de réaffirmer son engagement et sa détermination en vue de l’accélération de l’atteinte des objectifs du millénaire pour le développement d’ici 2015.
Je salue, à travers elles, tous les acteurs de la coalition mondiale des ONGs pour les OMD qui se dévouent sur le terrain, que ce soit en Afrique, en Asie, en Amérique latine ou ailleurs, parfois dans des conditions difficiles, en vue d’apporter leur contribution au développement des pays pauvres et aider ainsi les populations concernées à reconquérir leur dignité.
Par rapport à la cause qui nous rassemble aujourd’hui, la société civile a un rôle essentiel de veille à jouer en vue de contribuer à bâtir un monde plus solidaire, plus éthique et plus juste, en restant mobilisée et exigeante en matière de transparence dans la gestion des affaires publiques et d’obligation de reddition de compte aux citoyens.
2. Où en sommes-nous aujourd’hui relativement aux Omd ?
L’analyse de l’état d’avancement des Omd nécessite non seulement la prise en compte des différents objectifs, mais aussi des différentes régions en développement, car les évolutions ne sont pas uniformes et ont, au contraire, fortement varié en fonction des contextes.
Il n’a échappé à personne que les diverses évaluations réalisées sur les Omd, notamment en 2005 et 2010 par les Nations unies, indiquent que même si des résultats appréciables ont été obtenus, la réalisation de tous les objectifs à l’échéance de 2015 demeure incertaine. Les Nations unies et l’Union africaine relèvent, en particulier, que si l’Afrique a accompli des progrès substantiels dans la réalisation des Omd, le rythme, voire la qualité des réalisations n’incitent guère à l’optimisme. Aussi, l’Afrique demeure-t-elle le seul continent qui risque de ne pas atteindre les Omd à l’échéance convenue, en dépit des progrès qu’on peut noter çà et là.
Les Omd ont été globalement atteints en termes de baisse de 50% de la pauvreté absolue, de scolarisation primaire proche de 100%, d’équité par genre de la scolarisation. Ils ont été dépassés pour l’accès à l’eau potable (baisse de 50% du non accès), de la population exclue des quartiers insalubres (200 millions contre 100 millions comme objectifs) mais ils ont été inférieurs en termes de baisse de la mortalité maternelle (la moitié contre ¾ pour les objectifs) et de la mortalité infantile (baisse d’1/3 contre ¾ au niveau des objectifs). Ces moyennes résultent d’évolutions très divergentes entre les pays émergents et les pays pauvres à forte croissance démographique et apparaissent insuffisantes face au caractère multidimensionnel des processus de développement.
3. Les Omd : une conception standardisée et peu ambitieuse des problématiques liées au développement ?
Mais si les Omd ont eu le mérite de favoriser un relatif consensus de la communauté internationale sur les questions liées au droit au développement ainsi qu’un engagement collectif en vue de leur réalisation -S’il n’y a pas d’objectifs, il n’y a pas de volonté-, de nombreuses préoccupations subsistent néanmoins quant à leur capacité à permettre aux pays concernés de s’attaquer aux causes profondes de la pauvreté, notamment aux asymétries sociales et économiques que vit la planète- le paysan soucieux de voir grandir son plant ne tire pas sur la tige. La croissance est l’œuvre de la racine-. En d’autres termes, si les Omd permettent de soulager certaines consciences, notamment en occident, ils restent toutefois largement en deçà des défis, tant ces derniers sont immenses.
Si les Objectifs de développement en eux-mêmes ne sont pas à remettre fondamentalement en cause, les stratégies de mise en œuvre plaquées invariablement sur des réalités qui n’ont parfois que très peu en commun posent problème. Ce manque d’ancrage se traduit par des résultats mitigés qui ne répondent que peu ou pas du tout aux attentes et besoins des plus pauvres.
Les limites des Omd sont légions :
a) ils ne remettent pas fondamentalement en cause les préférences collectives des pays du Nord et ne permettent pas de disposer d’une marge de manœuvre pour combattre les injustices structurelles. Ils participent plutôt au maintien d’un certain statu quo. Aussi, depuis leur adoption, aucune réforme n’a-t-elle vu le jour pour que les régimes commerciaux et financiers internationaux soient mis au service de la lutte contre la pauvreté. Par exemple, les négociations du cycle de Doha, ouvertes il y a maintenant plus de dix ans, n’ont pas abouti en raison, entre autres, du maintien des subventions agricoles et du refus des Etats Unis de libéraliser le marché des biens manufacturés. Par ailleurs, comme l’affirme Stéphane Hessel dans son opuscule Indignez-vous !, « l’actuelle dictature internationale des marchés financiers menace la paix et la démocratie. »
b) l’approche des Omd visant la réduction de moitié entre 1990 et 2015 de la proportion des pauvres dont le revenu est inférieur à un dollar par jour est imparfaite. Un seuil de pauvreté déterminé en fonction d’un revenu devrait correspondre au véritable coût monétaire des besoins d’un individu ou d’un ménage. Or, le recours à la même mesure étalon pour tous ne tient pas compte des variations du niveau de revenu d’un pays à l’autre ou d’un endroit à l’autre au sein d’une même nation. De plus, la pauvreté ne se limite pas à la seule dimension monétaire. Ainsi, est-il nécessaire de s’interroger sur la définition même de la pauvreté et sur les moyens de la mesurer. La lutte contre la pauvreté suppose, par ailleurs, l’acquisition de droits qui ne s’acquièrent pas avec seulement avec un dollar par jour.
c) la mobilisation des États riches pour les Omd se concentre essentiellement sur l’aide au développement. Son accroissement est considéré comme nécessaire et crucial pour permettre à des millions d’individus de franchir le seuil de pauvreté extrême. La priorité donnée à l’aide au développement renvoie à une conception « caritative » du développement. Les Omd, de par leur nature, favorisent en effet cette approche. L’identification des cibles et des indicateurs quantitatifs conduit à une définition de la pauvreté réfléchie en termes de manques où le remède à apporter est l’apport financier. Or, la meilleure stratégie de réduction de la pauvreté dans la dignité est sans doute la réduction des écarts sociaux, économiques, territoriaux, environnementaux et culturels qui résulte de processus historiques de marginalisation, de mal développement et d’exploitation. Il est symptomatique de constater que les pays d’Asie de l’Est et du Sud-Est qui ont enregistré les meilleures performances sont précisément ceux qui ne dépendent pas de l’aide et des allégements de dette. Ces pays ont généralement financé leur développement en mobilisant leur épargne interne et en opérant une intégration stratégique au marché mondial, dans le but de diversifier leur économie, de renforcer leurs capacités productives et de créer des emplois.
d) l’une des principales faiblesses des Omd est qu’ils se focalisent sur les secteurs sociaux. Cette focalisation sur les cibles sociales entraîne certes une augmentation des moyens dans ces secteurs, mais au détriment des secteurs productifs agricoles et industriels. Comme l’a souligné un spécialiste de la question : « Les objectifs du millénaire ont clairement privilégié le social au détriment du productif et de l’économie. (…) Or, ce choix est lourd de conséquences. Il a en effet conduit l’ensemble de la communauté internationale à négliger, ou simplement ignorer, les besoins en infrastructures économiques indispensables à la croissance. (…) En fixant des objectifs sociaux déconnectés des capacités financières actuelles et à venir des Etats concernés, on met durablement sous tutelle leurs secteurs sociaux et l’on pérennise la dépendance de ces pays vis-à-vis de l’aide internationale. (…) Il faut donc s’interroger sur le réalisme global de cette approche qui, sur le plan conceptuel, correspond en fait à la mise en place d’un vaste filet social protecteur pour les pays les plus pauvres ». La Cnuced ne dit pas autre chose : « Il est certainement important de mettre l’accent sur l’amélioration et l’extension des services publics dans les domaines de la santé et de l’éducation, mais pour réduire durablement la pauvreté, il faut développer l’emploi et les possibilités d’activités rémunératrices et, pour cela, l’aide aux secteurs de production et à l’infrastructure économique est vitale ».
4) Le Manifeste du cinquantenaire : un appel à la lucidité et l’engagement des africains
Les Omd ne sont pas des objectifs à mettre en œuvre comme un élève remplit ses devoirs de classe. Ils appellent plutôt des politiques publiques à repenser, des stratégies de développement à revisiter, de nouvelles méthodes à adopter, bref des changements structurels à opérer, de nouveaux paradigmes à inventer et un changement de cap. On ne peut changer des situations complexes de pauvreté en restant dans l’état d’esprit qui les a engendrées. Par ailleurs, le développement ne peut s’opérer à coups de slogans mais plutôt sur la base de réflexions plus profondes axées sur une approche participative et citoyenne.
La situation en Afrique nécessite, au-delà de l’indignation, lucidité et engagement de tous. C’est dans cet esprit d’esprit qu’a été conçu le Manifeste du Cinquantenaire issu du symposium international tenu du 16 au 20 novembre 2013 à Cotonou dans le cadre du cinquantenaire des indépendances africaines dont le thème fut « l’Audace, unique défi pour une Afrique nouvelle ».
Ce forum exceptionnel de vérité et d’espérance, qui s’inscrit dans le cadre des différentes manifestations commémoratives marquant le cinquantenaire de plusieurs pays africains, se voulait une opportunité de réflexion collective, à l’échelle du continent pour, au terme d’un bilan exhaustif, tracer de nouveaux repères pour le devenir de l’Afrique.
La rencontre de Cotonou a réuni des personnalités en provenance de tous les continents, en particulier d’Afrique, hommes et femmes du monde scientifique, de l’univers des opérateurs économiques, de la société civile, des syndicats et communautés de base, des responsables politiques de premier plan, des présidents d’organisations régionales et internationales et, surtout, des jeunes africains qui représentent l’avenir du continent.
Elle a permis aux différents acteurs présents de procéder, sans concession, à un examen critique du parcours historique emprunté par l’Afrique ces cinquante (50) dernières années et d’en tirer les leçons nécessaires afin de permettre aux nouvelles générations de scruter l’avenir avec confiance.
L’acquis fondamental du Symposium international de Cotonou reste le Manifeste du Cinquantenaire qui en est issu. Il s’agit d’un document à la fois dense et concis qui met l’accent sur quatre (04) piliers majeurs représentant des bornes-repères pour l’avenir du continent, à savoir :
l’audace de l’aveu et de la rupture ;
l’audace de la science et de ses multiples applications ;
l’audace du sursaut et de la conquête ;
le triomphe des victoires partagées.
Le Symposium de Cotonou a également examiné la question majeure des Accords de coopération qui lient les Etats africains et le reste du monde et a, sur le sujet, adopté une résolution qui retient dix (10) principes directeurs qui doivent désormais guider les Gouvernements africains ainsi que les organisations sous régionales et régionales du continent dans leur négociation avec les autres acteurs globaux en vue de préserver la dignité et le respect de chaque Partie engagée.
Cette rencontre a, par ailleurs, étroitement associé la jeunesse africaine qui y a pris une part très active, sanctionnée par un message des jeunes à l’Afrique.
L’idée du Manifeste du Cinquantenaire, depuis lors, fait discrètement mais irréversiblement son chemin.
D’abord, au Bénin, les Actes du Symposium international ont été adoptés par le gouvernement, en Conseil des Ministres, lors de sa séance du mercredi 24 novembre 2011.
Ensuite, l’Afrique toute entière a entériné les conclusions du Symposium de Cotonou à travers une Résolution, adoptée à l’occasion de la 17ème session ordinaire de la Conférence des Chefs d’Etat et de Gouvernement de l’Union Africaine tenue à Malabo, en Guinée-Equatoriale, les 30 juin et 1er Juillet 2011. Dans cette Résolution, les Chefs d’Etat et de Gouvernement de l’Union Africaine se sont félicités de la pertinence des conclusions issues de la rencontre de Cotonou et ont décidé de la création d’un panel d’experts chargés de la mise en œuvre effective des principes énoncés dans le Manifeste du Cinquantenaire.
Enfin, les conclusions de la rencontre de Cotonou ont également suscité un intérêt au niveau de l’Organisation des Nations Unies. Le Manifeste a, en effet, déjà fait l’objet de traduction dans les six (06) langues officielles de l’Organisation.
Il importe désormais que tous les pays africains, individuellement ou collectivement, s’engagent dans la mise en œuvre effective des différentes orientations du Manifeste du Cinquantenaire en vue de la renaissance effective du continent et que toutes les instances onusiennes ainsi que les acteurs de la société civile internationale se l’approprient et nous aident à le vulgariser le plus largement possible.
5) Conclusion : Et après 2015 : Que faire ?
Le mal développement répond à des processus sociaux, politiques, économiques qui entretiennent les inégalités et les rapports de force à l’échelle nationale ou internationale. Le sentiment général reste qu’on continue à s’intéresser davantage aux manifestations plutôt qu’aux causes structurelles du développement inégal. Les Omd ont ainsi été intégrés dans des politiques générales en vigueur sans parvenir à les affecter ou à les réorienter en faveur d’un développement plus juste.
La communauté internationale travaille désormais sur l’après 2015 avec les réflexions engagées sur les Objectifs du développement durable (Odd). Mais il est souhaitable que malgré leurs limites, les Omd ne soient pas abandonnés après 2015 mais plutôt complétés par les Odd. Il faudra également continuer à agir à quatre niveaux essentiels pour assurer un développement effectif, à savoir : l’éducation, la décentralisation, l’amélioration de la gouvernance et le développement des infrastructures.
Pour conclure, je voudrais exprimer ma foi en une communauté humaine une et indivisible, capable d’agir à l’unisson pour ce qui apparaît au bout du compte comme un idéal global, à savoir le bien-être et l’épanouissement de tous ses membres.