Dodji Amouzouvi, sociologue et professeur à l’Université d’Abomey-Calavi (Uac) a donné son opinion sur la sexualité des jeunes au Bénin. Il dénonce ici l’hypocrisie sociale, la destruction des repères sociaux qui existaient hier, et qui ont permis de faire du sexe ce qu’il a été pour maintenir la société plus ou moins en bon état.
Parlez-nous de la notion du sexe
Je vais aborder le sexe de deux manières. La première, je dirai que le sexe est un organe. Donc de ce point de vue, c’est un organe physiologique de distinction entre homme et femme. On parle alors de sexe masculin, de sexe féminin. Par exemple un organe biologique et physiologique avec lequel l’homme naît et qui le distingue de la femme.
Ça c’est la première version, on pourrait développer ça davantage. Sociologiquement parlant, je définirai le sexe comme une variable de différenciation sociale. Alors, quand je parle de différenciation sociale, ça ne se voit pas physiquement, mais ça se sent et dès que le sexe devient une variable de différenciation sociale ; premier niveau, ça permet de différencier socialement l’homme de la femme. Deuxième niveau, ça permet de différencier socialement la femme en elle-même et l’homme en lui-même. Je m’explique.
Les premiers niveaux de différenciation, c’est qu’une femme avec son sexe est différente d’un homme avec son sexe, de la manière dont la société considère le sexe de la femme, classe la femme dans une position sociale différente de la position sociale de l’homme à partir de la manière dont la société et l’homme lui-même considèrent son sexe masculin. C’est le premier niveau de différenciation.
Le deuxième niveau de différenciation sociale, c’est-à-dire d’une femme X, d’une femme Y ou une femme Z, une femme du Nord face à une femme du Sud, de l’Est ou de l’Ouest, la manière dont elle fonctionne avec son sexe, la positionne socialement différemment de l’autre femme. De ce point de vue là, le sexe devient une variable de différenciation sociale.
Si nous revenons à un des exemples terre à terre, la manière dont la société considère une prostituée, une travailleuse de sexe ou une infidèle, qui fonctionne énormément avec son sexe, le piédestal sur lequel on la place n’est pas le même qu’une femme mariée à qui on ne connaît pas plusieurs hommes.
Nous sommes là dans des considérations différentielles, socialement parlant. C’est pour ça que pour le sociologue le sexe n’est pas simplement un organe, donc une variable biologique, il est une variable sociologique en ce sens qu’il permet une différenciation sociale à deux niveaux.
Le premier niveau, c’est à l’intérieur de l’espèce femme ou du statut femme, le second, c’est à l’intérieur du statut homme. Selon qu’un garçon traîne son zizi dans tous les trous, chez toutes les femmes, il n’est pas positionné socialement de la même manière que le garçon qui est correcte et fidèle à sa seule épouse etc. Voilà comment je pourrais définir simplement le sexe du point de vue biologique et du point de vue sociologique.
Professeur, nous observons qu’au niveau des confessions religieuses, il existe beaucoup de lois ou d’interdits pour encadrer la sexualité des hommes. Qu’est-ce qui justifie cela ?
Cet état de choses simplement parce que à un moment donné, les hommes ont besoin de réguler la vie en société, de mettre en place un ensemble de règles, un ensemble de normes, un ensemble de valeurs pour régir la conduite, les pratiques des humains, des acteurs sociaux. Le sexe constitue un pilier autour duquel plusieurs règles ont été édictées, pour ce qu’il représente, pour ce qu’il est et pour ce qu’il nous crée, l’organe de reproduction, donc le tout premier organe de reproduction que nous voyons, c’est le sexe.
Donc on a essayé de diviniser cela à tout point de vue ; d’ancestraliser le sexe, au point où, mythe, mystère, non-dits, hypocrisie, tout se raconte, tout et son contraire se disent autour du sexe dans le seul but de trouver au premier abord des éléments de pertinence sociale, de régulation sociale, de justice sociale, afin que la vie entre les hommes puisse être une vie cohérente, une vie logique, une vie pacifiée. Ça a des avantages.
Lorsque on élève un certain nombre de tabous autour du sexe, ça nous préserve de toutes les maladies sexuellement transmissibles, ça nous préserve des crises majeures, parce qu’on dit souvent chez nous, qu’il y a deux choses qui fondamentalement divisent les hommes : il y a la femme, donc le sexe et puis il y a l’argent.
Si déjà on crée autour du sexe cette forme de tabou, cette forme de régulation sociale pour essayer de rendre la vie plus pertinente, pour essayer de rendre le vivre ensemble plus cohérent, vous vous rendez donc compte que, non seulement ça nous préserve, ça préserve notre santé, mais également ça rend la société plus gérable.
Mais parfois, l’homme n’a pas de crainte à transgresser ces lois. Qu’est-ce qui explique ce comportement antisocial, ce paradoxe ?
L’homme n’a pas du mal à les transgresser, simplement parce que aujourd’hui, les liens ont bougé et les esprits n’ont pas bougé avec ces liens. Hier (Ndr), le sexe était considéré comme tabou dans le sens de réguler la société, mais aujourd’hui le sexe n’est plus tabou. Malheureusement, nous continuons de prononcer, de produire le discours comme quoi il est tabou. Le sexe n’est plus tabou, il a été banalisé, démocratisé.
Tout simplement parce que nous rentrons dans une sorte d’hypocrisie sociale, nous rentrons dans une sorte de destruction de nos repères, les repères sociaux qui existaient hier, et qui ont permis de faire du sexe ce qu’il a été pour maintenir la société plus ou moins en bon état, ne sont plus aujourd’hui, quand bien même il continue d’être un pilier.
Nous avons déplacé les frontières, nous avons déplacé les repères, les repères ne sont plus les mêmes. Il aurait fallu que nous adaptions nos discours à nos pratiques. Ce qui se fait aujourd’hui, c’est simplement que le sexe est tablé, est basé, est enchâssé socialement, culturellement dans une grosse hypocrisie sociale. Je vous donne un exemple tout bête.
Nous continuons de dire que le sexe est tabou et parce qu’il est tabou, on ne parle pas de sexe. A plus forte raison, le papa ne parle pas de sexe avec la fille à la maison, la fille ne parle pas de sexe avec sa maman à la maison parce qu’on n’en parle pas et c’est comme ça que la majorité des familles sont plus ou moins réglées.
Curieusement, le même papa qui estime qu’au nom de la sacralité du sexe, il ne faut pas en parler avec la fille à la maison, ce papa en ville n’a aucun scrupule avec une fille qui a le même âge ou même un âge moindre que celui de sa fille et passe à l’acte avec celle-là. Cela signifie quoi ? Pour passer à l’acte il faut en parler. Papa refuse de parler du sexe à la maison, mais dès qu’il est dehors, non seulement il parle du sexe mais aussi il fait le sexe. C’est le 1er niveau d’hypocrisie.
Le 2e niveau d’hypocrisie, la fille qui estime qu’on ne parle pas de sexe à la maison avec une grande personne, son papa etc, accepte les avances d’un monsieur qui est plus âgé que son père, couche avec celui-là. Nous sommes également en face d’une hypocrisie qui alimente une forme de dérive.
Nous sommes dans une société à plusieurs vitesses.
Une fois qu’on dit que le sexe est tabou, ça nous dédouane d’un certain nombre de responsabilités, ça couvre un certain nombre de dérives et tout le monde dit non, ce monsieur qui dit ça, cette fille qui dit ça ne peut pas faire pire. Or, c’est pour endormir un certain nombre de conscience.
Prenez votre voiture, prenez vos caméras, un soir à 17 heures et sillonnez devant les collèges et lycées à Cotonou. Vous allez voir garer plein de voitures. Si vous pensez que les hommes qui sont au volant de ces voitures sont tous des pères d’enfants venus récupérer leurs enfants à la sortie de l’école, vous auriez tort. Parmi ces messieurs, il y en a qui viennent attendre les jeunes filles. Ils les récupèrent pour passer dans les chambres de passage.
Et les filles, elles mêmes, une fois qu’elles rentrent dans ces voitures se métamorphosent en moins de deux minutes. La tenue kaki se transforme tout de suite en un body, en un jean ou en une mini-jupe et elles descendent des voitures et rentrent dans les chambres de passage avec ces hommes là. Nous sommes arrivés là simplement parce que nous avons ouvert une sorte d’hypocrisie sociale dans laquelle nous baignons tous.
Et les programmes aujourd’hui en lutte contre les Infections sexuellement transmissibles peinent à prendre, le discours autour du Sida peine à prendre simplement parce que au milieu de ces discours d’accompagnement, de sensibilisation, d’éducation, d’information, nous continuons de penser que le sexe est tabou.
Il faut que nous déconstruisions ce discours et prenions le sexe pour ce qu’il est réellement, puisque aujourd’hui le jeune ne peut plus s’en passer. Il a déjà un commerce avec le sexe qui est à un niveau élevé.
Il ne faut pas venir lui dire que c’est sacré, c’est tabou. Il faut l’accompagner dans sa pratique, dans ce qu’il entend, dans ce qu’il voit sur internet, dans la rue, pour lui dire mais attention ! Tu peux faire quand tu décides de le faire, comme tu veux, mais voici les risques que tu cours en manipulant à tort et à travers le sexe. Plutôt qu’un discours qui consiste à dire que parce qu’il est sacré, il est tabou.
Dans ces conditions, est-ce qu’il ne faudrait pas revoir les lois et principes autour du sexe au niveau des confessions religieuses qui tiennent un langage de fermeté ?
Je crois que c’est de l’inintelligence si nos religions disent aujourd’hui qu’elles vont continuer à vivre comme il y a 500 ans.
C’est de l’inintelligence et elles ne saisissent pas la réalité de ce débat, la marche de l’humanité, et les règles, elles ne sont plus pour être fossilisées. Les règles sociales sont faites pour évoluer avec le temps et avec la société. Il ne revient pas à quelqu’un de dire à une religion de changer sa loi, mais il revient à chaque religion, à chaque acteur religieux d’avoir la bonne intelligence pour voir, pour lire la marche de l’humanité et accompagner ses fidèles.
Puisqu’on dit une âme saine dans un corps sain. Si aujourd’hui au Bénin, les acteurs religieux continuent de parler comme si nous étions 500 ans ou 400 ans en arrière, dans peu de temps, ils n’auront plus aucun fidèle, parce qu’ils auraient ignoré un contexte qui est le nôtre aujourd’hui, qu’il ne faut pas redresser ce qui est déjà sec, tordu, il faut mettre de l’eau pour l’accompagner simplement dans sa pratique sinon on va tenir deux discours.
Un discours pur à des gens qui ne sont pas purs. Il faut les accompagner plutôt que de tenir un dialogue de sourds en voulant exiger que le jeune ou que l’enfant qui a déjà vu, qui a déjà touché puisse être comme s’il n’a jamais touché.
Mais nous avons observé que les sociétés occidentales dans lesquelles le sexe a été démocratisé ne vivent pas mieux avec les taux élevés de divorce et de famille monoparentale. Est-ce vraiment des modèles à suivre ?
Je ne veux pas croire que c’est parce que le sexe est devenu aujourd’hui ce qu’il est qu’il y a tout ces problèmes. D’ailleurs, un sociologue ne peut pas dire une telle chose parce que pour un sociologue, il n’existe pas un seul facteur pour expliquer un fait social. Le sexe est en cause mais il existe d’autres réalités.
Si vous parlez de la déstabilisation de la famille, de la cellule familiale, oui, vous pouvez évoquer le sexe, mais vous devez également évoquer la précarité, l’éducation, vous devez évoquer le fait que les parents deviennent parents tôt et n’ont pas le temps d’être bien éduqués eux-mêmes pour éduquer d’autres. Autant de facteurs qui expliquent la déconfiture de la cellule familiale aujourd’hui. Vous me dites que, est ce que les sociétés occidentales doivent être copiées ?
Loin de moi cette idée. Je ne l’ai pas évoquée. Je ne pense pas que pour qu’une société évolue, elle doit copier une autre. Je dis simplement que chaque société dans une relative opacité, pour paraphraser l’autre, doit savoir quel est son meilleur vivre aujourd’hui, la découvrir et l’assumer simplement. Or, il est déjà un fait aujourd’hui que le sexe est ce qu’il est.
Nous sommes en face de deux tendances. La première tendance est celle que nous constatons qui est celle d’un certain nombre de gens qui disent qu’il faut revenir aux premiers amours : le sexe est tabou. La 2e position, celle que je défends, c’est de dire, d’expliquer aux jeunes ce qu’est le sexe. Rendons le jeune responsable et laissons le choisir en toute conscience et en toute responsabilité, si c’est ce qu’il veut vivre.
Ce qui se passe est que les censeurs, les objecteurs de conscience mettent pression sur le jeune, l’accablent d’un certain nombre d’injures, de postures morales, d’incantations à l’intérieur desquelles le jeune lui-même ne se reconnaît plus.
Etant seul face à son problème, il prend des directions qui le perdent. Il faut qu’on lui parle de ses problèmes existentiels, du sexe, de ce qu’il est, ce qu’il représente, du danger qu’il court. Si on faisait cela, on rendrait le jeune plus consciencieux, plus responsable.
Alors professeur, à quel âge le jeune peut découvrir le sexe, parlant de son 1er acte sexuel ?
A tout âge. Vous savez, c’est un peu compliqué, il faut que toutes les conditions sociales de maturité soient réunies. Quand je parle de conditions sociales de maturité, ce n’est pas simplement que l’organe biologique soit mûr et apte à passer à l’acte. Il faudrait également que socialement, il y ait la base.
Ce que je mets dans les bases sociales de ces implications, c’est que psychologiquement je suis prêt, une fois que j’ai passé la frontière, à supporter les influences des parents, est-ce que je suis prêt financièrement, économiquement à assumer les conséquences éventuelles de mon acte ? Voilà autant de questions que le jeune peut se poser.