Abdoulaye Bio Tchané s’exprime sur les problèmes énergétiques qui assaillent le Bénin. Dans une interview qu’il a accordée ce jeudi 17 avril à Soleil FM, l’ancien Directeur Afrique du Fonds monétaire international (FMI) est revenu notamment sur les grandes questions économiques de l’heure. Délestage, coton, investissement… Il décrypte les difficultés actuelles et propose les solutions stratégiques que le Bénin devrait adopter pour s’en sortir à court, moyen et long terme.
Soleil FM : Ancien ministre des finances, ancien Directeur Afrique du Fonds monétaire international (FMI), ancien président de la Banque ouest africaine de développement (BOAD), à quoi consacrez-vous actuellement votre temps ?
Abdoulaye Bio Tchané : Heureusement que vous me demandez ce que je fais maintenant, après avoir cité tous ces anciens titres. Je fais beaucoup de choses aujourd’hui. D’abord, je préside et je dirige une entreprise de conseil que j’ai créée après les élections de 2011. Elle conseille les gouvernements africains et surtout beaucoup d’entreprises africaines et étrangères qui opèrent en Afrique. Ensuite, je préside depuis près d’un an, le Fonds Africain de Garantie qui a été créé par la Banque Africaine pour le Développement (BAD) et deux gouvernements européens, le Danemark et l’Espagne pour procurer des garanties aux petites et moyennes entreprises africaines.
En votre qualité d’économiste, qu’est-ce qui fait les difficultés économiques du Bénin, l’environnement économique mondial ou les mauvais choix stratégiques ?
Je crois qu’il y a les deux. Il y a depuis 2008 une crise internationale qui est relativement dure. C’est en fait la première crise mondiale depuis la crise de 1939. Ses conséquences sont très dures, en particulier pour nos principaux partenaires qui sont les Européens. Ensuite, il y a aussi que nos stratégies économiques, l’environnement économique national, les décisions et l’absence de planification stratégique sur le plan économique interne, ne nous ont pas aidés à nous en sortir mieux, contrairement à beaucoup de nos voisins africains. Vous savez que même dans le contexte international aujourd’hui, l’Afrique est le continent qui s’en sort le mieux avec une croissance largement supérieure à la croissance économique mondiale. Beaucoup de nos voisins affichent des taux de croissance beaucoup plus élevés que les nôtres.
Est-ce que la chasse aux opérateurs économiques nationaux n’en est pas pour quelque chose ?
Disons que l’absence de progrès dans les réformes autour de l’environnement de l’entreprise de façon générale, les difficultés avec quelques acteurs économiques principaux n’ont pas facilité une bonne lecture de notre environnement économique national. Et c’est pour cela que les investissements nationaux et étrangers privés ne sont pas suffisamment élevés. Et ce sont ces investissements qui feront la différence demain.
Et comment expliquez-vous cette chasse aux opérateurs économiques qui devraient créer la richesse à l’interne ?
Non, je ne voudrais pas rentrer dans ce débat-là. Mais ce que je souhaite, et je l’ai dit à plusieurs occasions, c’est qu’il y ait vraiment une reprise du dialogue. C’est pour cela que nous avions proposé depuis 2011 déjà, et je le réitère, la mise à plat de tous ces sujets pour que tous ceux qui sont intéressés aux progrès de notre économie, tous ceux qui sont intéressés à voir nos compatriotes sortir de la précarité, puissent venir dire les propositions et les solutions qu’ils mettent sur la table pour que notre économie se porte mieux, pour que nos compatriotes en profitent.
Comment expliquez-vous que malgré tous les milliards déversés dans le secteur énergétique, que nous en soyons encore au délestage ?
C’est difficile à vivre, parce que, d’abord les citoyens vivent tous les jours le délestage, les entreprises aussi, même si on n’en parle pas assez. Les entreprises le supportent difficilement. Je suis sûr que l’Etat le constate déjà dans le niveau de perception des taxes, notamment de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA). Et surtout l’absence d’investissement. Je rencontre dans les différents foras, en Afrique ou ailleurs, des investisseurs qui souhaitent venir chez nous, mais qui, en voyant que nous avons des problèmes d’énergie, s’abstiennent de le faire. La cause, c’est effectivement deux choses, la demande qui s’accroit de manière exponentielle. Tout le monde veut l’électricité aujourd’hui. Ce n’est plus un luxe aujourd’hui. Chaque Béninois veut avoir de la lumière, parfois de la climatisation. Et c’est légitime que cette demande soit satisfaite. De l’autre côté, les investissements n’ont pas suivi. Tous les Etats l’ont constaté. Nous sommes dans un domaine où l’Etat ne peut pas suivre. Le pays qui s’en sort le mieux dans la sous-région, c’est la Côte d’Ivoire. Je peux vous dire que depuis les années 1990, la Côte d’Ivoire a privatisé le secteur énergétique. Tous les principaux acteurs qui produisent de l’électricité en Côte d’Ivoire sont privés. C’est cet environnement-là qu’il nous faut créer au Bénin pour que les investisseurs privés viennent appuyer les efforts substantiels qu’on a vu l’Etat faire ici. Cela nous ramène à ce dont nous avons parlé tout à l’heure : comment faire pour créer cet environnement ici pour que les investisseurs nationaux et étrangers viennent investir dans le secteur énergétique ? Nous en avons besoin au Bénin, comme on l’a vu dans les pays voisins. Au Togo, à côté, nous avons Contour Gobal qui a investi et qui produit 100 mégawatts>
Aujourd’hui, le déficit énergétique que nous avons au Bénin tourne autour de 100 mégawatts. Si nous avions un investisseur national ou étranger qui venait installer des turbines pour produire 100 mégawatts, notre déficit serait satisfait d’un coup.
Voulez-vous dire qu’il est bien possible pour le Bénin d’avoir une autonomie énergétique ?
Absolument. Je veux dire que nous pouvons avoir une autonomie énergétique à très court terme, en moins de cinq ans. Je vous le garantis. Non seulement, nous allons fournir de l’électricité pour être autosuffisant, mais pour en exporter vers les pays voisins. Ça doit être notre ambition : d’être producteur d’électricité et d’en vendre à l’extérieur, notamment, au Nigeria.
Le gouvernement parle souvent des barrages d’Adjarrala et de Kétou. Selon vous, c’est une solution ?
Nous avons besoin de barrages, parce que dans notre environnement actuel, c’est l’électricité la moins chère. Parce qu’il faut viser deux choses : le volume pour combler le déficit que nous avons aujourd’hui, mais il faut aussi produire au coût le plus bas possible pour que l’électricité coûte le moins cher non seulement aux particuliers et aux ménages, mais aussi et surtout aux industriels. Donc le barrage d’Adjarrala va apporter une solution en produisant de l’électricité en volume et à un coût plus faible que ce que nous avons aujourd’hui. Pour le barrage de Kétou, je n’en connais pas les spécifications, donc je ne pourrai pas vous répondre. Le barrage d’Adjarrala, c’est un projet qui date d’assez longtemps. La BOAD que j’ai présidée a participé pendant un certain moment au tour de table. Donc, cela va être une partie de la solution. Ce sur quoi je veux insister, c’est que la demande n’est pas figée. Aujourd’hui, nous avons une demande qui tourne autour de 200-250 mégawatts. Vous voyez bien que ce n’est pas quelque chose qu’on ne peut pas combler. Je connais un industriel qui à lui seul produit 300 mégawatts. Donc, à lui tout seul, il aurait pu produire de l’électricité pour tout le Bénin. Mais, la demande n’est pas figée parce que nos compatriotes en veulent plus. Et si nous avons la capacité de produire ici de l’électricité, il y a des industriels qui vont venir produire ici et qui vont demander des capacités encore plus grandes. C’est ce qui se passe au Ghana qui nous fournit de l’électricité depuis pratiquement 1970, mais qui aujourd’hui ne peut plus nous en fournir comme avant parce que la demande propre du Ghana s’est accélérée à cause de l’industrialisation au point où le pays est tout simplement incapable d’exporter et donc de continuer à nous fournir de l’électricité. Nous devons réfléchir à la manière de produire de l’énergie dans notre pays pour satisfaire nos besoins. La SBEE est là pour cela, les partenaires privés doivent être là pour cela.
Aujourd’hui, un autre secteur en difficulté, c’est le secteur du coton. L’AIC de Patrice Talon a été renvoyée du dispositif cotonnier. Tout le système Talon a été mis en difficulté. Pourrions-nous avoir des résultats dans ces conditions ?
Je crois que stratégiquement, vous pouvez changer de solution. Mais si vous changez de solution, vous devez avoir une autre alternative prête. Ce n’est pas le cas, et ce n’est pas difficile de comprendre les difficultés que nous avons aujourd’hui. Moi, j’étais ici en tant que ministre des finances à l’époque lorsque les réformes ayant conduit à la mise en place de l’Association Interprofessionnelle du Coton (AIC) ont été faites. Ces réformes ont impliqué tout le monde : les paysans, l’Etat et les industriels privés qui sont assez nombreux, dont messieurs Talon, Rodriguez et d’autres. Là aussi, comme dans d’autres secteurs, nous avons vraiment besoin d’associer les efforts de l’Etat qui sont légitimes parce qu’il est garant de l’intérêt public avec les intérêts du secteur privé qui, lui aussi, est un investisseur majeur dans ce secteur. Je peux vous dire que sans les investisseurs privés, même dans ce secteur, nous n’aurions pas eu les progrès que nous avons eus.
Voulez-vous dire que nous sommes partis du professionnalisme à l’amateurisme dans le secteur ?
Je ne peux pas le dire parce que le principal acteur de la filière depuis l’indépendance et qui a connu plusieurs dénominations, s’appelle la SONAPRA qui détient quand même la connaissance dans ce secteur. Mais nous avons besoin d’acteurs privés. Nous avons besoin des deux piliers : le public, parce qu’il est garant de l’intérêt public, mais le privé aussi, parce que sans lui nous ne pouvons pas faire les progrès que nous avons faits, et sans qui nous ne pouvons pas faire d’autres progrès. Je crois qu’il faut qu’il y ait cette compréhension-là, parce que le secteur privé n’est pas là seulement pour gagner de l’argent. Bien sûr, il doit gagner de l’argent parce qu’il investit, mais il participe aussi. Sans lui, nous n’aurions jamais pu avoir les 450.000 tonnes que nous avons eues par le passé. Et je dis encore que nous sommes capables de faire un million de tonnes, en poursuivant les réformes qui avaient été faites dans le passé. Donc, ce secteur a besoin d’être constamment surveillé, parce que c’est la principale production de notre pays, la principale exportation de notre pays. Donc, tout changement doit être préparé à l’avance. C’est la base de nos difficultés actuelles.
N’avez-vous pas l’impression que les problèmes personnels ont plombé le secteur cotonnier ?
Je ne veux pas rentrer dans ces débats-là. Je pense qu’il faut élever la discussion. Aujourd’hui, nous avons besoin d’apaisement. Nous avons besoin que tous les acteurs qui sont impliqués dans ce secteur, comme dans d’autres, mettent la balle à terre et voient dans quelle mesure nous pouvons travailler ensemble pour le meilleur intérêt de tous les acteurs. D’abord les paysans en premier, ensuite l’Etat, mais aussi et surtout les investisseurs privés. Dans le cas d’espèce, ce sont les investisseurs privés. Nous avons besoin de les rassurer que tous leurs investissements vont être profitables. Et c’est comme cela que d’autres investisseurs vont venir. L’idée que d’autres investisseurs vont venir (nationaux ou étrangers) lorsque d’autres ont des difficultés est difficile à comprendre pour moi. Tout investisseur qui vient dans un pays regarde comment les autres sont traités. Nous devons donc regarder dans cette direction-là pour faire les choix qu’il y a à faire. Je crois qu’il y a des décisions importantes à prendre. C’est pourquoi je dis qu’il faut mettre la balle à terre, et aller vers un apaisement qui apporte des progrès pour tout le monde. Aujourd’hui, nous avons une production d’un peu plus de 300.000 tonnes qui est là mais qui est exposée à des difficultés, à des incendies et à des intempéries pour lesquelles nous avons besoin de prendre des mesures rapides pour qu’au final l’intérêt des paysans producteurs et de l’Etat soit sauvegardé.
En 2011, vous aviez parlé d’un projet de tramway. En quoi cela consiste-t-il ?
Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’un tramway, c’est un train qui circule en ville. Ce n’est pas quelque chose d’extraordinaire. Dans les pays occidentaux, c’est un train qui est utilisé depuis le XIXème siècle, donc qui a bénéficié des différentes technologies. Aujourd’hui, il circule dans certaines villes avec la technologie la plus sophistiquée du monde. A Abidjan, un projet vient d’être lancé, le train urbain d’Abidjan dont le contrat a été signé la semaine dernière seulement. Il va coûter à peu près un milliard d’euro, c’est-à-dire 656 milliards de FCFA pour la Côte-d’Ivoire. C’est un projet que nous pouvons faire à Cotonou ici. Et c’est ce que j’ai proposé quand j’ai lancé le contrat social pour les présidentielles de 2011. Aujourd’hui encore, je dis que c’est l’une des solutions pour le transport urbain à Cotonou.
Allez-vous renouveler ce projet pour 2016 ?
Oui, parce qu’il est encore d’actualité, surtout quand on voit les embouteillages à Cotonou, aux heures de pointe, notamment. Ceci justifie qu’on a besoin d’une solution différente des zémidjans et des voitures individuelles. Il faut développer le transport en commun en ville. Vous avez vu les difficultés de la société de transport urbain créée avec la ville de Cotonou et qui s’est arrêtée depuis quelques mois. Le transport par le tramway est clairement l’une des solutions aujourd’hui.
Monsieur Abdoulaye Bio Tchané, un financier est au pouvoir et pourtant les finances publiques ne se portent pas très bien. Est-ce qu’on va continuer à faire confiance aux financiers ?
Je crois qu’il n’y a rien à voir avec les financiers ou les individus. C’est le Président Barack Obama qui disait qu’il nous faut des institutions fortes. Et quand vous avez des institutions fortes, vous êtes sûr que les choses vont marcher. Moi, j’ai été ministre des Finances au Bénin pendant quatre ans. Je crois qu’à cette période-là, les finances publiques ne se sont jamais aussi bien portées. Donc, c’est la preuve que les financiers peuvent bien gérer les choses, et j’espère que les Béninois continueront de faire confiance aux financiers et aux économistes.
Avez-vous espoir pour le Bénin ?
Absolument ! Je suis très optimiste pour l’Afrique de façon générale, et en particulier pour le Bénin. Quand je regarde le Bénin, je dis que non seulement il faut être optimiste, mais aussi que le Bénin doit être l’un des pays phares du continent.
Entretien réalisé par Eugène Allossoukpo et Donklâm Aballo pour Soleil FM