Cher fiston, je ne doute pas que tout va bien pour toi à Seattle où, si j’en crois ta bonne humeur, tu brilles comme une black star. Tant mieux pour l’espèce dont tu es un échantillon jeté au vent étasunien. Dans ta dernière lettre, tu nous prends gentiment en pitié à cause de nos problèmes de peuplade sans eau courante en continu ni électricité en permanence. Mais tout n’est pas aussi sec et noir, crois-moi. A la vérité, il y a de l’espoir et même beaucoup d’espoir à cause d’un avènement (pas événement) unique au monde, qui se déroule chez nous depuis quelque temps et dont je vais te parler maintenant.
Les Etats-Unis ne s’intéressent qu’á ce qui menace ou renforce leur sécurité, sinon leurs media t’auraient déjà informé que dans ton pays natal Dieu Esprit-Saint s’est incarné en la personne d’une jeune fille qui a vingt-deux ans aujourd’hui. Je l’ai vue sur des photos et sur des DVD et, crois-moi, ce n’est pas n’importe-quoi. Ni virago ni garçon manqué. C’est une demoiselle tout à fait bien de sa personne, teint noir, plutôt grande, potelée juste ce qu’il faut. Quelque chose me dit d’ailleurs qu’elle doit avoir des fossettes ravissantes quand elle sourit. En tout cas, d’après ce qu’on me dit, les foules accourent, et je les comprends : pour une fois que Dieu n’est pas un vieillard barbu mais une jeune fille charmante, les gens sont nombreux à ne pas bouder leur plaisir. Les habituels fonctionnaires de Dieu sont ébranlés, mais ça leur passera, l’homme est un animal qui s’habitue à toutes les histoires qui durent.
A leur manière les abbés ont préparé le terrain à l’incarnation de Dieu Esprit-Saint au Bénin. Tu étais encore là quand, dans les églises du sud, et notamment dans celles de Cotonou, les images de Jésus et de Marie pleuraient des larmes de sang et se voyaient mises sous vitre et proposées à la vénération des fidèles, et que de jeunes prêtres, dans le Littoral-Atlantique et dans le Mono-Kufo, se métamorphosaient en exorcistes et couraient après les démons pour les empêcher de manger les âmes. Et pendant ce temps, calme plat à Parakou. Dans la bourgade de ta mère à Kilibo, calme plus plat encore, car dès qu’on s’éloigne du port et de l’aéroport, les images pieuses ne se mettent plus en scène, et les démons ne se produisent plus en masse, sentant bien que les gens prêts à payer pour le spectacle se recrutent plutôt là où Mammon siège. Cette appréciation doit pourtant être nuancée, car chez les protestants et les musulmans, même au bord de la mer, il n’y a jamais grand-chose pour votre distraction. Mais ceux-là sont-ils de vrais croyants ? Comment peuvent-ils aller à Dieu sans passer par moult images en plâtre, pierre, bois ou métal ? De la terre au ciel, les idoles ne sont-elles pas notre échelle de Jacob ? Et voilà qu’au bout des larmes de sang et des exorcismes, le catholicisme triomphe à Banamê. Et tu me vois tout ému à l’idée qu’Elles ne sont plus que deux au Paradis parce que la troisième Personne est à Banamê. Chez nous.
Banamê ne te dit peut-être rien. C’est un petit village perdu dans le Zou. Si petit qu’il ne figure pas sur les cartes du Bénin. Au temps où Jésus y est né, Bethléem aussi n’aurait figuré sur aucune carte de Palestine, s’il y eût des cartes. Or aujourd’hui, qui ne connaît pas Bethléem ? Et c’est ce qui va nous arriver, crois-moi. Désireux de voir Dieu Esprit-Saint, les foules débarqueront à l’aéroport de Cotonou avec plein de devises qu’elles déverseront sur notre sol pour que prospèrent le tourisme et l’hôtellerie. On n’a ni pétrole ni uranium, mais on a Dieu. La demoiselle, qui a entamé la fabuleuse métempsychose à l’âge de dix-huit ans, est appelée adorablement Daagbo, Père-Grand. Auparavant, elle s’appelait Parfaite. Je n’ai donc pas eu besoin cette fois-ci de longtemps chercher pour trouver que, au Bénin, Dieu n’est plus parfait mais Parfaite. Pour son bien-être ou pour celui des populations ?
Porte-toi bien fiston, et porte toujours ton vieux père dans ton cœur.