Je me décarcassais à comprendre comment un gouvernement, fût-il si friand de réformes, puisse se mettre à réprimer un commerce qui nourrit près du quart de sa population active sans chercher d’abord la reconversion professionnelle de ces millions de personnes. Je me demandais comment un gouvernement puisse lutter contre l’importation et la vente de l’essence kpayo alors qu’il n’a pas, au préalable, chercher à construire des stations sur toute l’étendue du territoire. Je me demandais aussi si le gouvernement mesurait l’ampleur du péril social qu’il engendrait dans le pays en sevrant ainsi, brutalement, de leur gagne-pain autant de personnes en si peu de temps.
J’étais envahi par tant d’aberrations et d’inconséquences du gouvernement, tourmenté par tant d’injustices et de brimades du peuple, quand une autre information m’abasourdit davantage. Un appel d’un ami résidant à Parakou me permet de savoir qu’aucune lutte contre le kpayo ne se mène chez lui là-bas. Il voulait en fait en savoir plus sur l’information qu’il a reçue et selon laquelle les militaires réprimaient avec une violence inouïe, et parfois même des exactions graves, l’importation et la vente de ce liquide.
En plus du fait qu’elle était improvisée, mal pensée et inappropriée, la lutte contre le kpayo devenait aussi inéquitable et inégalitaire. Qu’au même moment où l’on traque le kpayo dans une partie du pays, on semble fermer les yeux sur son commerce dans une autre partie. Commerce séculier, le kpayo est entré dans les habitudes de plusieurs populations des communes frontalières. Dans presque toutes ces communes, les populations s’adonnent au trafic du kpayo qui nourrit ainsi le grand nombre des jeunes souvent désœuvrés. Ainsi, comme à Adjarra, Avrankou, Ifangni, Sakété, Pobè et Kétou, le trafic se passe aussi à Savè, Ouèssè, Tchaourou, Pèrèrè, Nikki, Kalalé, Segbana et Malanville.
A Savè, grand bastion du kpayo dans le département des Collines, les trafiquants bénéficient encore d’une situation tranquille. Aucune persécution des militaires n’est à l’ordre du jour, et selon des confidences, ceux qui mènent cette activité dans cette commune sont sereins et ne craignent rien. Idem pour les autres communes où le kpayo coule à flot. Les prix sont toujours restés les mêmes. On parle de 390F à Kilibo, à Savè et à Tchaourou. Il va parfois à 400F ou 410F. A Parakou, il varie entre 425F et 450F. A Natitingou 450F. A Djougou, il est de 400F ou 425F selon les vendeurs. A Tanguiéta, il est à 475F. Dans toutes les autres communes frontalières, le prix varie entre 390F et 425F. Or, depuis quelques jours où les forces de l’ordre ont investi le Plateau et l’Ouémé, les prix ont grimpé. L’essence kpayo se vend entre 700F et 800F. A Cotonou, beaucoup de personnes sont obligées de passer des heures dans de longues files devant les rares stations-service de la ville, pour se faire approvisionner. Dans l’Ouémé et spécifiquement à Porto Novo, les populations sont contraintes de payer le prix fort pour acheter le kpayo, parce qu’il n’y a pas de stations chez eux. Des milliers de personnes impliquées dans cette lutte sont contraintes au chômage. Leurs femmes et leurs rejetons sont ainsi condamnés à la misère. Le gouvernement croit si bien faire les choses qu’il n’entend pas reculer. Dans les grandes villes, il est de plus en plus fréquent de voir des gens marcher en trainant leurs motos. Tout se passe comme s’il existe deux Bénin. Celui du sud où le gouvernement affirme sa fermeté et son autorité, et celui du nord où on ferme les yeux sur tout, où on ne veut rien faire qui puisse gêner les « siens ». Une telle partition du pays amène à un pays d’injustice où les frustrations peuvent amener un jour à des chocs et des heurts.