La menace du gouvernement de faire voter une loi supprimant le droit de grève des magistrats n’émeut guère les intéressés. Dans une interview qu’il nous a accordé le président de l’Union nationale des magistrats du Bénin (Unamab), Michel Adjaka a indiqué que le vote de cette proposition de loi ne peut empêcher les magistrats de se faire entendre. Cela Lire l’interview.
Le Matinal : Dites-nous, Monsieur Adjaka, le bilan que l’on peut faire du mouvement de grève déclenché par les magistrats depuis le 03 décembre 2013, suspendu le 04 mars 2014 et repris le 20 mai 2014 ?
Michel Adjaka : Avant tout propos, je m’en voudrais de ne pas exprimer les condoléances les plus sincères de l’Unamab aux magistrats burkinabè et à la famille du collègue Salifou Nabié, juge au Conseil Constitutionnel, assassiné le 24 mai 2014 et inhumé le 09 juin 2014. Que l’âme du disparu repose en paix.
Sur votre question, il convient de rappeler qu’après trois mois de grève sans négociations, l’Unamab, depuis le 20 mai 2014, de concert avec le Sintrajab, a renoué avec un mouvement de grève de soixante douze (72) heures par semaine, suite à un moratoire de deux (02) mois deux (02) semaines sans véritables discussions. Du 20 mai 2014 à ce jour, le Gouvernement, respectueuse de sa tradition, n’a pas invité le BE/Unamab à une table de négociation.
En lieu et place d’un dialogue franc et sincère sur la correction des irrégularités contenues dans les différentes nominations et la sécurité des magistrats, le Gouvernement, par le biais des députés Rachidi Gbadamassi et André Okounlola, envisagent, par une proposition de loi, retirer, comme il l’a fait aux douaniers, le droit de grève aux magistrats.
Or l’article 31 de la Constitution du 11 décembre 1990 est clair et précis sur la question. En effet, ce texte dispose que « L’Etat reconnaît et garantit le droit de grève. Tout travailleur peut défendre, dans les conditions prévues par la loi, ses droits et ses intérêts soit individuellement, soit collectivement ou par l’action syndicale. Le droit de grève s’exerce dans les conditions définies par la loi. »
De ce texte, il ressort que tout agent public ou privé a le droit de grève. Le législateur a certes le pouvoir de définir les modalités de jouissance de ce droit, mais il ne peut l’interdire sans violer la convention de l’OIT sur la liberté syndicale et l’article 31 de notre Constitution. Plusieurs décisions de la Cour constitutionnelle ont été rendues sur le droit de grève des magistrats dont la plus récente remonte seulement en 2013. Les collections ou coupures de commentaires de doctrine ne peuvent faire recette face à un droit fondamental constitutionnellement et universellement consacré.
Qu’entendez-vous faire si on vous retirait le droit de grève ?
En France, au Sénégal ou en Afrique du Sud, pour ne citer que les exemples souvent invoqués par le Gouvernement, où les collègues n’ont pas le droit de grève, les syndicats de magistrats ont toujours allègrement et impunément observé des mouvements de grève d’autant plus que l’interdiction de ce droit relève d’un abus ou tout au moins d’un détournement de pouvoir de légiférer. La magistrature béninoise ne dérogera pas à cette option qui a fait ses preuves ailleurs.
Mieux, le pouvoir exécutif dans les pays suscités n’entretient pas un rapport conflictuel, comme c’est le cas au Bénin, avec les magistrats. Chez nous, concrètement, au moyen de nominations irrégulières, le tribunal de Kandi est sans Président, celui de Natitingou est sans 2ème cabinet, à Abomey et à Porto-Novo il n’y a pas de Procureur, à Aplahoué et à Lokossa respectivement on n’a pas de juge d’instruction du 1er cabinet et de 2ème cabinet d’instruction, Cotonou est sans 4ème cabinet et la Cour Suprême sans Procureur Général et ce, depuis plusieurs mois ou années.
En d’autres termes, au Bénin, le Gouvernement multiplie, à travers les nominations, les vacances de postes dans les juridictions, n’assure pas la sécurité des magistrats au point où un collègue s’est trouvé dans la triste obligation, après avoir rendu des ordonnances de non lieu dans une affaire concernant le Chef de l’Etat, de prendre le chemin de l’exil. Pire, la magistrature béninoise, de 2006 à 2013, a enregistré une trentaine de radiation sur un effectif d’environ deux cent (200) magistrats, sans compter les injures et insultes publiquement et officiellement proférées contre ce corps.
Avec ces radiations systématiques et successives, faute de magistrats expérimentés, les cours d’appel sont contraintes de recourir aux juges en service dans les juridictions de première instance pour connaitre de décisions rendues par des magistrats parfois plus expérimentés. Ce tableau peu reluisant ne participe pas d’une justice de qualité. Il importe que le pouvoir s’y penche plutôt de chercher à supprimer le seul mécanisme par lequel cette situation apocalyptique est dénoncée.
Comment entendez-vous conjurer la querelle qui accompagne à chaque fois les nominations de magistrats ?
Les irrégularités contenues dans les nominations de magistrats ont leur source dans la loi organique n°94-027 du 15 juin 1999 relative au Conseil Supérieur de la Magistrature. Cette loi viole l’esprit des articles 125 et 127 de la Constitution du 11 décembre 1990 qui disposent respectivement que « Le pouvoir judiciaire est indépendant du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif. Il est exercé par la Cour suprême, les cours et tribunaux » ; « Le président de la République est garant de l’indépendance de la justice. Il est assisté par le Conseil Supérieur de la Magistrature. »
De la lecture combinée et croisée de ces deux dispositions, il est aisé de constater que le constituant n’a nullement l’intention de faire du Président de la République le Chef de l’instance de nomination, de promotion et de discipline des magistrats. Autrement dit, le constituant ne peut pas prévoir que le Conseil Supérieur de la Magistrature assiste le Chef de l’Etat et admettre que l’autorité assistée soit le premier responsable de l’institution chargée d’apporter cette assistance. Faire une telle option incompatible avec le principe de la séparation des pouvoirs est suicidaire pour la démocratie et l’Etat de droit.
Au delà de la Constitution, l’option d’envahissement du Conseil Supérieur de la Magistrature faite par le législateur béninois viole, au plan international, divers instruments juridiques. On peut citer :
- la Déclaration universelle des droits de l’Homme en son article 10 ;
- le Pacte international relatif aux droits civils et politiques en son l’article 14, al-1 ;
- les Principes fondamentaux des Nations Unies relatifs à l’indépendance de la magistrature ;
- les Principes internationaux sur l’indépendance et la responsabilité des juges, des avocats et des procureurs ;
- le statut universel du juge ;
- le statut du juge en Afrique ;
- les directives et principes sur le droit à un procès équitable et l’assistance judiciaire.
Beaucoup de pays de la zone francophone, pour ne citer que la République du Togo, la République Démocratique du Congo et la France, ont adopté une formule du Conseil Supérieur de la Magistrature sans aucune présence de l’Exécutif. Pourquoi notre pays ne ferait-il pas cette option confortatif et salutaire de l’Etat de droit plutôt que de chercher à clochardiser le pouvoir judiciaire par le retrait du droit de grève aux magistrats ?
Monsieur Adjaka, votre mot de fin
Une justice indépendante est gage de sécurité pour tout citoyen, notamment les investisseurs. Si nous travaillons à politiser ou à fragiliser notre justice, elle risque d’être partisane ou politisée et ne peut plus efficacement jouer sa partition dans l’édification d’un Etat de droit où force doit rester à la loi.