Aristote qui est le maître des catégories les a appliquées à l’étude de la causalité. C’est ainsi que, pour un même effet, il distingue au moins deux ordres de causalité : la cause lointaine et la cause immédiate.
De la causalité à la fonctionnalité, d’Aristote à Merton — le père du fonctionnalisme—la distance n’est pas aussi grande que les siècles qui les séparent, et les deux notions ont un air de famille. La fonctionnalité peut en effet être considérée comme la causalité du futur. En termes téléologiques, c’est le but pour lequel un acte, une institution ou un projet sont initiés.
Avec ces deux idées en tête, on peut s’interroger, et c’est notre intention ici, sur le sens de ce qui se passe au Bénin dans le landerneau politique. Le sujet qui défraie la chronique depuis plusieurs mois est la volonté de M. Yayi Boni de modifier la constitution de 1990. L’initiative soulève un tollé monstre et très vite est érigée en thème central sinon exclusif du débat national. À ceci près qu’au Bénin depuis 2006 le débat est devenu l’ombre de lui-même, a perdu tout droit de cité dans sa qualité démocratique comme espace de confrontation des idées pour une meilleure connaissance nationale. Il n’y a plus de débat au Bénin depuis 2006 dès lors que la quasi-totalité des médias est sous contrat et que règne un climat de terreur larvée qui induit l’autocensure et conforte la pensée unique.
Il n’y a pas de débat aussi parce que ce qui se donne comme tel est une mascarade organisée par les mêmes, qui ne sont qu’une caisse de résonance du pouvoir. Ce genre de débat est pour la vie politique démocratique ce que la masturbation est pour l’acte amoureux. Il n’empêche, par tous les circuits marginaux et par tous les espaces résiduels non contrôlables par le pouvoir, le peuple, les personnalités intègres ou ce qu’il en reste et une partie de la société civile ayant échappé à l’achat de conscience expriment leur rejet de l’initiative qu’impose le chef de l’État à marche forcée.
Les arguments les plus avancés pour ce rejet tombent sous le sens : la modification de la constitution n’a aucune urgence ; elle ne doit pas être faite à marche forcée ; et elle doit recueillir un consensus national. Dès lors, cette modification ne doit pas se réaliser à la sauvette par la volonté d’un seul homme. La modification ne doit pas être instrumentalisée, c’est-à-dire qu’elle ne doit pas avoir pour but de remettre les compteurs à zéro pour un président qui a consommé la totalité de ses mandats constitutionnels.
Il y a déjà en soi quelque chose d’inquiétant dans la situation au travers de laquelle, la seule possibilité pour le président de se présenter à une élection soit considérée comme synonyme de son élection. Indépendamment des violations répétées de la constitution, et le cas échéant de l’instrumentalisation de sa modification, le peuple béninois n’a en tant que peuple plus aucun moyen d’écarter du pouvoir un homme qui se présente aux suffrages et dont il ne veut pas. Cela démontre clairement notre impuissance devant l’organisation des élections, le fait que celles-ci ne sont qu’une mise en scène du pouvoir en place, qui les gagne nécessairement. Mais quelle est cette démocratie où l’organisation des élections est telle qu’elle ne favorise que le pouvoir en place ?
Au fond, c’est la vraie question pour laquelle l’initiative de modification de la constitution dans laquelle se lance M. Yayi suscite tant de controverses et d’inquiétude. Le peuple béninois est placé dans l’incapacité d’utiliser le vote pour renvoyer du pouvoir un président qui s’y accroche. La chose était arrivée en mars 2011. Le président dont le bilan était mauvais, s’est fait élire au premier tour comme si de rien n’était ! Autrement dit, comme dans un rêve, il a imposé sa volonté et fait exactement ce qu’il voulait au travers d’une agitation électorale frauduleuse. Le peuple a été trompé mais il n’a rien dit. Il n’a rien dit parce qu’il n’était pas capable de dire grand chose. Sa qualité de peuple dans ce que cela suppose d’unité, de volonté collective laissant grandement à désirer. Dans ce contexte, les leviers néocoloniaux et l’achat de conscience ont fait le reste. Aujourd’hui, ce qui fait vraiment problème ce n’est pas la modification de la constitution, encore moins l’éventualité de l’instrumentalisation de la modification ; ce qui fait problème c’est notre incapacité à organiser des élections justes qui traduiraient fidèlement la volonté du peuple. Sachant cela, nous nous abandonnons à des compromissions. Incapables de chasser un président dont nous savons qu’il nous avait usurpé le pouvoir, nous abusons de sagesse dans notre espérance qu’il sera sage. Cette sagesse consisterait pour lui à quitter le pouvoir dans le respect des limitations imparties par la constitution.
Nous n’avons pas été convaincus par l’élection de M. Yayi en mars 2011. Nous savons que faire une mascarade électorale est contraire à l’esprit de la démocratie et de la constitution mais nous n’avons rien dit. Parce que nous serions un peuple sage ? Un peuple patient ou un peuple couard ? Ou peut-être même tout simplement pas un peuple du tout ? Pourquoi avons-nous si peur d’une modification de la constitution ? Parce que nous sommes un peuple réduit à ne placer son espoir d’alternance que dans le seul bon vouloir du président en exercice à respecter l’esprit et la lettre de la constitution. En quoi l’instrumentalisation de la modification de la constitution diffèrerait-elle de l’instrumentalisation des institutions qui a été à la base de la conservation du pouvoir par M. Yayi en 2011 ? Il n’y a aucune différence. Étant donné que nous ne pouvons pas, en tant que peuple, nous passer du bon vouloir de notre président pour assurer l’alternance et le respect de la constitution, alors celui-ci ne se gênera pas.
Pour qu’il s’arrête, et mette fin à ses rêves de présidence à vie, il faudrait qu’il comprenne d’une façon ou d’une autre qu’il a bien en face de lui un peuple, un vrai peuple décidé à se passer de son bon vouloir quant au respect de la constitution. Car la constitution n’est pas un jouet politique mais un corps de loi contraignant pour tous à commencer par le président de la république.
Nous sommes donc en face de ce bon vouloir de M. Yayi, ce bon vouloir qui a déjà frappé avec succès et de façon inouïe en mars 2011—songez qu’on peut faire des élections dans une démocratie digne de ce nom avec une liste électorale fantôme ! Songez que le président si impopulaire peut être élu à plus de 50 % au premier tour ! Songez que tous ces désordres ont été cautionnés par « nos amis démocrates occidentaux et partenaires financiers ou organisations internationales » !—Et c’est en face de ce bon vouloir dont l’expression la plus marquante est cet entêtement de M. Yayi à passer en force, à faire quelque chose que l’éthique réprouve pour peu qu’une partie du peuple s’y oppose, ou soupçonne des arrière-pensées funestes, c’est en face de cette licence forcenée que se pose la question de la fonction. À quoi sert tout ce tollé, ce bras de fer, cette course tête baissée vers la modification de la constitution de 1990 ?
Comme Aristote, nous parlerons d’une fonction immédiate et d’une fonction lointaine.
La fonction immédiate de ce bras de fer est le but qui est expressément visé à savoir modifier la constitution pour qu’il apparaisse légalement et politiquement évident que la république a changé. Changer de république pour devenir un citoyen nouveau, ayant le droit de se présenter aux élections. Et la réponse à cette fonction à supposer qu’elle se posât comme une question est : pourquoi le peuple béninois est réduit à tenir pour synonymes le fait que M. Yayi Boni se présente à une élection et le fait qu’il soit automatiquement élu. Car, comme cela a été déjà dit, là est la vraie question ; c’est là que le bât nous blesse.
Une autre fonction immédiate de ce tollé et de ce bras de fer est d’ordre purement existentiel et distractif. Cela veut dire que M. Yayi Boni est devenu—comme s’il ne l’était pas déjà—le sujet unique dont parlent tous les Béninois, qui en se passionnant, en s’opposant à ses agissements, lui donnent sens et consistance. Il y a dans la tension suscitée par la volonté de modifier la constitution sans consensus national à la fois un mépris du peuple mais en même temps une manière d’en dépendre existentiellement dans la mesure où Yayi se situe au centre de tous ses débats et de toutes ses préoccupations.
Enfin la fonction immédiate réside aussi dans la distraction pour masquer l’échec cuisant d’une gouvernance calamiteuse, l’incapacité à répondre aux problèmes immédiats et quotidiens des Béninois, ce qui conduit à détourner leur attention vers une somme de futilités passionnelles censée leur faire oublier à la fois la réalité et le quotidien.
La fonction lointaine du tollé et de ce bras de fer autour de la modification de la constitution quant à elle a usage de prévention et de protection politiques. En fait l’avènement de M. Yayi Boni et son événement en tant que gouvernance sont marqués par une noria de crimes de diverses natures. Certains ont été inauguraux pour la prise du pouvoir ; certains visaient à insuffler la crainte du pouvoir, d’autres à se doter des moyens logistiques et pécuniaires du pouvoir. Sans parler des passe-droits moraux que confère la qualité de président de la république ou d’homme puissant. Ajouter à cette noria de crimes de diverses natures, il y a le bilan dont le caractère désastreux est aussi criminel au regard des promesses qui ont été faites au peuple—promesses de changement, promesses d’émergence, de fin de la corruption et de l’impunité, promesses de cauris et de prospérité pour tous etc.—promesses en lieu et place desquelles le peuple a été soumis à la misère découlant du fait que la gabegie, la mauvaise gouvernance et la corruption qui constituent la culture du régime de M. Yayi ont fait régresser le Bénin dans tous les domaines faisant de notre cher pays le dernier en presque tout sur le continent africain.
Si Yayi Boni partait du pouvoir calmement en 2016 comme le veut la constitution, une certaine vindicte populaire traduite en termes politiques pourrait exiger qu’il rendît compte de tous ses crimes, manquements et trahison. Or, comme il est bien connu que la meilleure des défenses est encore l’attaque, eh bien en créant cette tension autour d’une modification de la constitution qui ne recueille pas le consensus national, si à cause de la levée de boucliers du peuple on finit par baisser la tension et l’on s’efface, on paraîtrait alors comme un grand héros de la démocratie, l’homme qui, à l’instar du général De Gaulle, pourrait dire au peuple « je vous ai compris ! », et respecterait sa volonté.
Le peuple lui-même et ses ténors, fiers de leur victoire, se montreront magnanimes envers le nouveau héros. On lui tressera des lauriers, on effacerait tous ses crimes de diverses natures, et on le hisserait au panthéon des grands hommes de la nation.
Entre-temps, si son effacement s’était soldé par l’élection d’un autre homme quel qu’il fût, tout le monde serait soulagé sans se rendre compte que l’un des buts de ce tollé, l’une de ses fonctions latentes au sens où Merton emploie ce mot, était aussi de nous léguer en contrebande un dauphin auquel le peuple voterait massivement pour exprimer son soulagement d’avoir tourné la page d’une période obscure, sans se rendre compte que la même obscurité incarnée par Yayi se poursuit à travers le nouvel homme qui ne serait qu’un avatar de ses fantasmes régionalistes