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Cap-Vert, l’archipel dont le pétrole est un chant
Publié le dimanche 12 avril 2015  |  Autre presse
Cap-vert
© aCotonou.com par DR
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Cette semaine, la capitale de ce pays minuscule au large du Sénégal célébrait la musique. Entre foire et festival, de Cesária Évora aux DJ, comment la création artistique est devenue la seule ambassade de ces îles

Mayra Andrade à Cully (11.04.2015)
Encadré de gigantesques néons bleus, le bâtiment soviétique de l’Assemblée nationale ressemble à une discothèque de banlieue. Sur le parking, une escouade de percussionnistes de tous âges harmonise le ballet des limousines d’Etat. C’est un grand type en blanc, toujours en blanc, les cheveux frisés, pas de garde du corps visible, il s’empare du tambourin d’un enfant. Les caméras de la télévision capverdienne, portugaise, se précipitent pour filmer le ministre de la Culture, le chanteur Mario Lucio, au milieu des peaux tendues, qui lance à sa manière syncopée ces noces mélomanes.

C’est un archipel infime. Quatre mille kilomètres carrés, disséminés sur dix îles dont la majorité est grisée de montagnes. C’est un désert en Atlantique – les négriers d’antan y ont joué les bûcherons autant que les bouchers. Seul un Cap-Verdien sur deux vit encore dans son pays – on ne dénombre pas plus de 500 000 habitants à l’intérieur du territoire national. «Nous ne sommes même pas un territoire, dit Mario Lucio, le double africain de Gilberto Gil, mais un méritoire. Nous sommes un confetti de terre en mer. Nous ne sommes ni vert, ni cap. Quand on dit que notre seul pétrole, c’est la musique, je réponds que la différence fondamentale, c’est que cette ressource-ci ne s’épuise pas.»

Il y a un peu plus de vingt ans, un employé de la SNCF, un cheminot au front large et aux yeux ronds, tombe à Lisbonne sur une voix qui le défrise. La dame n’a pas de chaussures, le regard de biais, mais sa voix renvoie à une nostalgie pour des lieux qui n’existent pas. «Cesária Évora a changé ma vie. J’ai décidé presque immédiatement de la produire et de la convaincre de chanter ce vieux morceau capverdien, «Sodade.» José da Silva crée un label, Lusafrica. Il quitte les trains. En 1988, il sort La Diva aux pieds nus. Puis, en 1992, Miss Perfumado, où la version de «Sodade» non seulement met cette chanteuse dans les oreilles du monde mais installe le Cap-Vert dans un imaginaire collectif.

Au Cap-Vert, José da Silva est le parrain. Un petit homme à l’énergie démesurée armé d’un chapeau tressé, plus qu’un ministre: un ambassadeur plénipotentiaire. N’importe quel artiste aimerait le voir signer au bas d’une page qui porte son nom. Il a créé il y a sept ans dans la capitale Praia un festival, Kriol Jazz. Et puis, il y a trois ans, avec le concours de Mario Lucio, une foire des musiques atlantiques où les acteurs internationaux de la world croisent les menus stands très décorés des différentes communes capverdiennes qui ont pris l’avion pour présenter au pays et au monde leurs nouvelles voix. Une kermesse héroïque qui mêle les lusophonies et les créolités, les conférences et les concerts. Le populaire et l’élitaire, dans un grand bain de grogue, ce rhum blanc qui ne saoule pas.

Pour embrasser ce pays, il faut s’extraire de Praia, miroir déformant. Tcheka fait partie des artistes que José da Silva a découverts. Ancien caméraman de la télévision nationale, il a rompu dès son premier disque il y a dix ans avec la mélancolie automatique de Cesária. Sa guitare est un cinéma à ciel ouvert. Ses chansons défient la narration linéaire, superposent les images. Il a 42 ans. Il conduit sa voiture à l’électronique défaillante comme sa musique, avec plein de virages à sec. Il va chez son ami Antuneku, un borgne truculent, tenancier de bar, dont il a fait un morceau; un Bagdad Café posé dans la rocaille et les chèvres. On boit du grogue au goût de citron devant les portraits de Ben Laden et de George Bush. Ce qui frappe dans cette musicalité, ce n’est pas le naturel mais la sensualité de l’intelligence.

«Allez, on va chez moi. Chez les pêcheurs!» Traverser l’île de Santiago. Les milliers de maisons financées par la diaspora et que personne ne songe jamais à terminer. Le vent qui lave tout. On dirait la Californie, on dirait la Palestine. De grands canyons impérieux qui assèchent le gosier rien qu’à les regarder. Tcheka vient de Ribeira da Barca, une pêcherie de village encastrée entre les montagnes à pic. Sa mère a préparé des poulpes, des poissons très rouges et du grogue, beaucoup de grogue, elle vous en glisse même en partant pour que vous n’en manquiez pas pendant l’heure de route. Il faut voir ce lieu pour saisir cette musique. Le blues sahélien adouci par le miel de canne. Tcheka gratte sa guitare dans la galerie. On dirait un luth malien autant qu’une lyre bahianaise. Cette poésie-là procède de plusieurs mondes. Elle a les pieds de part et d’autre de l’Atlantique.

Le prodige de l’Atlantic Music Expo (abrégez AME) et du Kriol Jazz Festival, c’est de mettre face à face des identités généralement fragmentées. Le bastringue gratuit à destination des jeunesses désœuvrées qui en font l’événement de la saison face aux doctes conférences sur les créolités, les économies créatives ou le retour des traditions dans la musique électronique. La politique culturelle du gouvernement face à ses contestations les plus virulentes. Comme ce rappeur capverdien, Shokanti, 32 ans, émigré dans le Massachusetts. Il scande des choses salaces et grinçantes sur la scène. «J’ai l’impression que la jeunesse qui a conquis l’indépendance en 1975 s’accroche désormais à son pouvoir. Notre devoir, c’est de questionner la lutte et de la renouveler.»

Il s’excuse presque d’appartenir à la diaspora, anticipe lui-même la question de sa légitimité. Comme la chanteuse Mayra Andrade, il appartient à cette génération de l’extérieur, la onzième île, qui souhaite être intégrée dans les débats. De toute façon, rien n’est très figé sur le plan des identités nationales. «Je nous vois tous comme différents poissons frayant dans le même océan», explique Shokanti. Que dire de la chanteuse Karyna Gomes, une révélation, née en Guinée-Bissau de parents capverdiens (son grand-oncle est le père des indépendances Amilcar Cabral) et qui a suivi des études de journalisme à São Paulo? Elle excite la lusophonie dans tous les sens possibles.

Invité de l’AME, l’ancien ministre de la Culture portugais, le philosophe Manuel Carrilho, évoque volontiers l’inversion des rapports coloniaux, l’exode des anciens maîtres vers l’Angola, vers le Brésil, bien plus riches, bien plus dynamiques: «Nous ne sommes plus, avec la langue portugaise, dans un modèle de centralité unique. Nous assistons à l’émergence de nouveaux pôles de compétence. Le Cap-Vert se profile par exemple sur la musique, il n’y a pas de foire comparable au Portugal. Cette dispersion est une chance.» Alors, il ne suffit plus d’une voix, comme celle de la jeune prise de José da Silva, la très belle Elida Almeida. Il faut aussi une vision, un rapport à l’histoire. Pour ne pas se contenter de traquer indéfiniment le succès miraculeux de Cesária, immortalisée sur un nouveau billet de banque.

A Praia, ces jours-ci et jusqu’à dimanche, une meute de DJ a aussi conquis le terrain. Ils appartiennent à l’association des DJ capverdiens, ils débarquent aussi du Brésil, du Ghana comme le français Benjamin Lebrave, d’Allemagne, de partout où les africanités sont soumises aux feux de l’époque. Chaque nuit, très tard, au club Freedom grignoté par les vagues, les DJ déjouent les hymnes anciens de Cesária, de l’Angolais Bonga, les tambours traditionnels, la musique de transe. Ils repeignent les anthologies noires de rythmes synthétiques, de house minimale. De jeunes gens en marcel blanc dansent le break du Bronx sur des mornas tropicales. Personne ne se demande où se trouvent les points de colle entre les folklores, les temporalités et les espaces. Les cultures, ici comme ailleurs, sont célébrées comme des archipels flottants.
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