Ce véhicule antedilluvien, de la même race que les premiers dinosaures, m’a accueilli samedi dernier du retour de Covè, après une conférence au CEG (NDLR : Collège d’enseignement général) de la localité pour les enseignants qui m’y avaient invité. Je pensais pouvoir prendre un bus, un de ceux qui parcourent le tronçon, mais mes hôtes m’ont suggéré cette Peugeot qui, selon l’usage dans la ville, était d’une « normalité exemplaire ».
Sérieux. Le chauffeur, un adolescent malnutri, le front allongé comme un béret basque, tenta de me convaincre que je n’allais pas trouver mieux à cent kilomètres à la ronde.
Il avait raison, en effet: se dégoter un cercueil roulant aussi incroyable, la malle arrière debordant de « camerounaises »(mangues), le toit hérissé de paniers de friperies, de sacs de vivres, de colis de fruits, le tuyau d’échappement ébréché, le moteur hoquetant…se coltiner un tel véhicule relevait de l’inédit. Plus intéressant: à bord, alors que les mangues occupaient le coffre et les quatre places de l’arrière, il y avait, au milieu, cinq passagers coincés entre le plafond bas et le plancher nu et troué, plancher offrant à la poussière de généreuses entrées d’air. Mais ce n’était pas tout.
Le plus incroyable, c’est de voir, au volant, deux chauffeurs. Si, si: deux chauffeurs. Le premier, celui qui nous conduisit sur deux kilomètres, s’était fait rejoindre par un deuxième, tout aussi malingre comme s’il avait été conçu dans la même fabrique. Ils occupaient le même siège, l’un appuyant sur l’embrayage, l’autre manoeuvrant avec le volant. Jamais de la vie, une division du travail, dans le Bénin de la débrouille, ne m’a paru aussi clair. Au bout de dix kilomètres, le plus jeunes des chauffeurs descendit, en nous recommandant, sans rire, à Dieu.
De Covè à Porto-Novo, le teuf-teuf avait roulé comme un fantôme essoufflé. Des odeurs de métal chauffé alternèrent avec des senteurs de disque d’embrayage brûlé; des effluves d’essence frelaté se relayèrent avec des émanations de caoutchouc brûlé. Mélomane, le chauffeur décida de nous broyer les oreilles avec de la musique crachée par des hauts parleurs anémiés de son véhicule. C’est de cette manière que de joyeuses mélodies, de très belles compilations devinrent des horreurs musicales. Lui même semblait savourer cette souffrance auditive en fredonnant certains morceaux.
On devine bien que cette déglingue rapiécée, conçue, semble-t-il, dans l’optique d’ennuyer et de provoquer les gendarmes, sera arrêtée, verbalisée et foutue à la fourrière. Mais sur la centaine de kilomètres qu’elle parcourut, aucun sifflet, aucun uniforme n’osa lui faire barrage. La ferraille franchissait tous les points de contrôle, dépassait képis, bérets et toutes les casquettes, parfois le conducteur leur faisait coucou, promettant à son retour, une escale monétaire plus sonnante.
Ainsi va la vie sur nos routes, qu’elles soient secondaires ou principales. Une vie délirante à force d’être délirante.