L’Arrêt n°95/98 du 16 juin 1998 de la Cour d’appel de Cotonou sur le différend opposant les enfants de feue Céline Idohou dont le père a laissé en héritage un immeuble sis à Missèbo, à leurs oncles est contraire à la Loi fondamentale du Bénin. Selon les Sages de la Cour constitutionnelle, la licitation de ce bien ordonnée par la Cour d’appel viole la Constitution. Lire la Décision Dcc 13-082 rendue le 09 août 2013.
La Cour Constitutionnelle,
Saisie d’une requête du 04 février 2013 enregistrée à son Secrétariat le 06 février 2013 sous le numéro 0208/018/REC, par laquelle Madame Marcelline Gbemenou et Messieurs Janvier Gbemenou, Zacharie Gbemenou forment un recours contre l’Arrêt n° 95/98 du 16 juin 1998 de la Cour d’Appel de Cotonou, pour violation de la Constitution et de la Charte Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples ;
Vu la Constitution du 11 décembre 1990 ;
Vu la Loi n° 91-009 du 04 mars 1991 portant loi organique sur la Cour Constitutionnelle modifiée par la Loi du 31 mai 2001 ;
Vu le Règlement Intérieur de la Cour Constitutionnelle ;
Ensemble les pièces du dossier ;
Ouï le Professeur Théodore Holo en son rapport ;
Après en avoir délibéré,
Contenu du Recours
Considérant que les requérants exposent :
I – Les faits
« Nous sommes tous trois enfants de feue Céline Idohou dont le père a laissé en héritage à ses trois enfants dont notre mère, un immeuble sis à Missèbo, carré n°218, parcelle C (Permis d’Habiter n° 89 du 9 mars 1945).
Malheureusement, notre mère est morte un an après le décès de son père. En 1995, nous avons attrait nos oncles au Tribunal pour licitation dudit immeuble et par Jugement n° 166/2CB/96 du 3 décembre 1996, la Deuxième Chambre des Biens du Tribunal de Première Instance de Cotonou a ordonné la licitation dudit immeuble.
Nos oncles maternels ont interjeté appel contre ce jugement en arguant que ‘’ leur coutume ne reconnaît pas à la femme le droit d’hériter des biens immeubles en présence de cohéritiers de sexe masculin et que leur coutume n’a pas prévu non plus la représentation des enfants dans l’héritage de leur grand-père maternel en présence de leurs oncles’’.
Et la Cour d’Appel de Cotonou a infirmé le Jugement n° 166/2CB/du 3 décembre 1996 en soutenant que selon l’article 6, 2ème alinéa, du décret organique c’est la coutume Goun, coutume du défunt qui est ici applicable ;
Qu’aux termes des règles 258 et 265 du ‘’Coutumier ‘’ précité, ladite coutume permet à la femme d’hériter valablement, de sa mère comme de son père, des biens meubles et immeubles ;
Mais qu’elle n’autorise, comme c’est le cas dans toute autre coutume, les neveux du de cujus, à hériter qu’à défaut de frères, qu’importe si lesdits neveux (sic) viennent en représentation de leur mère ou de leur père ;
Qu’ainsi les intimés Janvier, Marcelline et Zacharie Gbemenou ne peuvent prétendre, face à l’existence de Nathaniel et Luc Idohou, frères de leur feue mère Céline Idohou, venir à la représentation de celle-ci dans la succession de leur grand-père Daniel Idohou ;
Qu’il ne pourrait donc pas y avoir licitation de l’immeuble successoral sis à Missèbo au carré n° 218 en vue d’associer les susnommés au partage égal des fruits entre les héritiers ;
Attendu en conséquence qu’il échet de dire et juger que les prétentions des intimés ne sont pas fondées et d’infirmer le jugement entrepris en toutes ses dispositions » ;
Considérant qu’ils poursuivent :
II – Discussion
« Cette solution aberrante consacrée par la Cour d’Appel de Cotonou est visiblement contraire à la Constitution du 11 décembre 1990 en ce que :
1°- Les dispositions de l’article 26 de la Constitution ont été violées ….
En retenant cette condition discriminatoire basée sur le sexe pour nous écarter de la succession de notre grand-père, la Cour d’Appel de Cotonou a délibérément choisi une distinction basée sur le sexe, ce qui est contraire à notre Constitution qui énonce clairement ‘’ ... que la femme et l’homme sont égaux en droit ‘’.
Ainsi, la discrimination est patente selon que l’on soit fils d’un mâle ou fils d’une femme.
Il sera donc très facile à la très Haute Juridiction ayant mission d’assurer la constitutionnalité, de constater que la condition retenue par la Cour d’Appel de Cotonou est contraire à la Constitution du Bénin.
2°- Les dispositions de l’article 34 de notre Constitution n’ont pas été non plus respectées…
En l’espèce, vu les développements faits ci-dessus, il est aisé de constater que l’égalité proclamée entre l’homme et la femme n’a pas été respectée et que la Cour d’Appel de Cotonou a retenu une condition restrictive et discriminatoire injustifiée.
Or, aucune personne ne saurait tirer avantage de ce que les conditions dont il bénéficie sont inconstitutionnelles. Il s’induit alors que l’Arrêt n° 95/98 du 16 juin 1998 est contraire à la Constitution et par conséquent non avenu. » ;
Considérant qu’ils développent : « En effet, l’alinéa 3 de l’article 3 de notre Constitution a disposé que, ‘’toute loi, tout texte réglementaire et tout acte administratif contraires à ces dispositions sont nuls et non avenus. En conséquence, tout citoyen a le droit de se pourvoir devant la Cour Constitutionnelle contre les lois, textes et actes présumés inconstitutionnels’’.
De même, l’article 3 alinéa 1 et l’article 7 de la Charte Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples …n’ont pas été respectés …
Cette égalité s’analyse comme une règle selon laquelle la loi doit être la même pour tous aussi bien dans son adoption que dans son application et ne doit contenir aucune discrimination injustifiée….
En consacrant une solution méconnaissant aussi gravement la Constitution, l’Arrêt n° 95/98 du 16 juin 1998 de la Cour d’Appel de Cotonou n’a pas respecté le principe d’égalité de traitement affirmé par les articles 26 et 34 de la Constitution … et les articles 3 et 7 de la Charte Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples précités.
Mieux, la Loi n° 2002-07 du 24 août 2004 portant Code des Personnes et de la Famille en vigueur depuis lors a consacré en l’alinéa 1 de son article 619 que ‘’les représentants ont tous les droits qu’aurait eus le représenté. Dans tous les cas où la représentation est admise, le partage s’opère par souche ‘’.
Aussi, l’article 1029 dudit Code dispose que ‘’toutes les dispositions antérieures contraires au présent code sont abrogées’’ pendant que l’article 1030 énonce que ‘’ les coutumes cessent d’avoir force de loi en toutes matières régies par le présent code’’. » ; qu’ils demandent à la Cour de constater que l’Arrêt n°95/98 du 16 juin 1998 a violé les dispositions des articles 26 et 34 de la Constitution, 3 alinéa 1 et 7 de la Charte Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples et qu’il est contraire à la Constitution et à la Charte » ;
Analyse du Recours
Considérant que les requérants demandent à la Cour de constater que l’Arrêt n°95/98 du 16 juin 1998 a violé les dispositions des articles 26 et 34 de la Constitution, 3 alinéa 1 et 7 de la Charte Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples et qu’il est
contraire à la Constitution et à la Charte ;
Considérant que la demande des requérants tend en réalité à faire censurer par la Cour l’arrêt sus-cité rendu par la Cour d’Appel de Cotonou ;
Considérant qu’aux termes de l’article 3 alinéa 3 de la Constitution : « Toute loi, tout texte réglementaire et tout acte administratif contraires à ces dispositions sont nuls et non avenus. En conséquence, tout citoyen a le droit de se pourvoir devant la Cour Constitutionnelle contre les lois, textes et actes présumés inconstitutionnels. » ; qu’il découle de cette disposition que les décisions de justice, lorsqu’elles violent les droits de la personne humaine, n’échappent pas au contrôle de constitutionnalité ; que selon l’article 158 de la Constitution : « La législation en vigueur au Bénin jusqu’à la mise en place de nouvelles institutions reste applicable, sauf intervention de nouveaux textes, en ce qu’elle n’a rien de contraire à la présente Constitution » ; qu’ainsi, tout texte de loi, tout règlement, tout principe général de Droit, toute règle coutumière appliqués par les juridictions, les institutions, les citoyens ou évoqués par les justiciables postérieurement à la Constitution du 11 décembre 1990, sont inopérants dès lors qu’ils sont contraires à la Constitution du 11 décembre 1990 ;
Considérant que dans ses Décisions Dcc 96-063 du 26 septembre 1996, Dcc 06-076 du 24 juillet 2006 et Dcc 09-87 du 13 août 2009 la Cour a dit et jugé que le Coutumier du Dahomey fixé par la circulaire A.P. 128 du 19 mars 1931 ne peut servir de base légale à une décision judiciaire et aucune juridiction ne saurait asseoir sa décision sur un principe ou règle censé porter atteinte aux droits fondamentaux de la personne humaine ;
Considérant que dans le cas d’espèce, l’Arrêt n° 95/98 rendu par la Cour d’Appel de Cotonou le 16 juin 1998 affirme :
« Annule le jugement entrepris pour :
- absence d’indication de la coutume appliquée ;
- absence de représentation et inapplication des coutumes des parties … » ; qu’en fondant ainsi sa décision sur les règles coutumières, la Cour d’Appel a méconnu la Constitution en ses articles 26, 34 et de la Charte Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples en son article 3 qui prescrit sans équivoque l’égalité de tous devant la loi, sans distinction d’origine, de race, de sexe, de religion et affirme que l’homme et la femme sont égaux en droit ; que, dès lors, il y a lieu de dire et juger que l’Arrêt n° 95/98 rendu par la Cour d’Appel de Cotonou le 16 juin 1998 est contraire à la Constitution ;
Decide
Article 1er.- L’Arrêt n° 95/98 du 16 juin 1998 de la Cour d’Appel de Cotonou est contraire à la Constitution.
Article 2.- La présente décision sera notifiée à Madame Marcelline Gbemenou, à Messieurs Janvier Gbemenou et Zacharie Gbemenou, à Monsieur le Président de la Cour d’Appel de Cotonou et publiée au Journal Officiel.
Ont siégé à Cotonou, le neuf août deux mille treize,