« J’ai sous les yeux une note me disant que l’on vous propose d’être Premier ministre du Bénin. Est-ce vrai ? » Ce matin de juin, Laurent Fabius, le ministre des Affaires étrangères, passe un coup de fil à son vieil ami Lionel Zinsou, qui dirige PAI, le plus grand fonds d’investissement d’Europe continentale.
Réponse de son interlocuteur :
- Je crains que ce soit vrai.
- Mais votre état d’esprit vous incite-t-il à accepter ?
- J’ai du mal à trouver les arguments pour refuser.
Dix jours plus tard, le 18 juin, Lionel Zinsou devenait Premier ministre du Bénin. Dans la villa-musée, spacieuse et aérée, qu’il loue à Cotonou à deux pas de la mer, l’intéressé raconte qu’il n’avait « pas le moins du monde » prévu ce scénario. Et le voilà donc, tous les lundis matin, qui réunit le personnel de la Primature pour la levée des couleurs. Son passage à Matignon, dans le cabinet de Laurent Fabius, quoique lointain (1984-1986), se révèle aujourd’hui précieux : « C’est le même job, dit-il. La différence, c’est que je n’ai besoin de personne pour écrire mes discours. »
Archétype du représentant de l’élite à la française, membre du Siècle et même bientôt du Club des cent, issu de Normale sup, passé par Danone et Rothschild, Lionel Zinsou est chez lui à Cotonou. « Je suis 100 % français et 100 % béninois », affirme-t-il. Normal : son père, ancien médecin personnel de Léopold Senghor, est béninois, et sa mère, infirmière, française, est née à Évian. Si le petit Lionel a vu le jour à Paris, dans le XIVe arrondissement, il n’a à aucun moment rompu avec le Dahomey, rebaptisé Bénin en 1975.
Il a 8 ans la première fois qu’il met les pieds au Bénin. Précieuses vacances évanouies en 1974 avec la dictature marxiste-léniniste de Mathieu Kérékou (1972-1990). Interdits de séjour, les Zinsou ne renoncent pas à l’Afrique pour autant et séjournent à Abidjan ou à Dakar. Réhabilités, ils ont pu revenir au Bénin après 1990. Ces dernières années, Lionel Zinsou se rendait pratiquement chaque mois sur la terre de ses ancêtres. Sur place, il dispose d’un fantastique poisson-pilote en la personne de sa fille, Marie-Cécile, 32 ans. Presque aussi grande que son père, véritable pile électrique, toujours souriante, toujours au téléphone, toujours dispo, elle est arrivée en 2003 pour enseigner et n’a plus quitté le Bénin. Depuis 2005, elle anime à Cotonou, avec la complicité et l’argent de son père, la Fondation Zinsou, complétée depuis deux ans par un musée à Ouidah, ville historique d’où partaient les esclaves. Parallèlement aux expositions d’oeuvres d’artistes contemporains pour la plupart africains, la Fondation a développé un réseau de mini-bibliothèques et d’ateliers (les « Petits pinceaux ») à l’attention des écoliers. Toutes les activités sont gratuites.
Pourquoi diantre s’occuper d’art dans un pays où 50 % de la population vit avec moins de 1,50 dollar par jour, où tout le monde n’a pas accès à l’eau, à l’électricité, aux soins ? Réponse de Zinsou : « Le Bénin est très mal placé dans les classements économiques... Être leader dans la promotion de l’art contemporain nous permet de retrouver une dignité, une fierté. » La Fondation fonctionne avec un budget de 1 million d’euros par an (dont les quatre cinquièmes sont assurés par Lionel Zinsou) et, si on ajoute une petite entreprise de nettoyage et d’entretien, la famille a créé deux cents emplois. Histoire de clouer le bec à ceux qui se moquent de la gauche caviar tendance Fabius. « Je conseille aux gens qui m’attaquent de donner les deux tiers de leurs revenus à des mouvements associatifs, pour voir ce que ça fait... » riposte Lionel Zinsou.
Jalousies
Argumentaire à usage français, croirait-on... Mais il vise aussi - surtout - les politiques béninois. À Cotonou, Lionel Zinsou est souvent accusé d’avoir usé de sa fondation comme d’un marchepied pour sa carrière politique. « N’importe quoi ! » s’insurge-t-il en souriant. On lui a proposé des postes gouvernementaux bien avant qu’elle soit créée. Et lorsqu’il a été nommé Premier ministre, le poste, qui ne figurait même pas dans la Constitution, était vacant depuis dix-huit mois. Cette fois, Zinsou était fin prêt. « Mon destin, dit-il, passait par le Bénin. » À bientôt 61 ans, il s’apprêtait à abandonner cet automne ses fonctions exécutives chez PAI. Il n’a fait que devancer sa sortie. Il nourrissait en fait un autre projet avec Dominique Lafont, expert du continent noir et ancien patron du réseau africain de Vincent Bolloré : créer le plus grand fonds français, filiale de PAI, destiné à l’Afrique. « Si le pays ne veut plus de moi après l’élection présidentielle de 2016, je retourne à mon projet sur-le-champ. »
Ironie de l’Histoire, il faisait partie de la délégation de chefs d’entreprise qui devaient accompagner François Hollande lors d’un court voyage en Angola en juillet. L’étape de Cotonou avait été ajoutée sur l’insistance du président béninois, Thomas Boni Yayi. Le patron de PAI avait prévu d’accueillir François Hollande à sa fondation. Au lieu de cela, Lionel Zinsou a reçu le président français en tant que Premier ministre. Les deux hommes se connaissent bien - le financier avait envoyé au politique une note pour son discours de Dakar, en novembre 2014, qui faisait écho à celui, très controversé, de Nicolas Sarkozy, en 2007. À Cotonou, ils ont passé un bon moment à s’amuser des articles de la presse locale prétendant que François Hollande, après avoir placé son « proconsul » à Cotonou, venait vérifier si tout était en ordre.
Présidentielle
Françafrique pas morte ? « Pour piller les richesses du Bénin, plaisante Lionel Zinsou, il faudrait d’abord qu’elles existent. » Le pays n’a pas de pétrole, mais il a du coton, et ce n’est pas pareil. Les Béninois vivent beaucoup grâce au port de Cotonou qui donne accès au Nigeria tout proche, et de l’immense marché capharnaüm de Dantokpa, qui attire des clients de tous les pays voisins et au-delà. Lionel Zinsou n’ignore pas que ses liens avec l’ancienne puissance coloniale seront exploités par ses adversaires. Après tout, s’il est « 100 % béninois », il est aussi « 100 % français ». L’accusation le laisse pourtant de marbre. « Les grands projets du Bénin, port en eau profonde, nouvel aéroport, centres hospitaliers, explique-t-il, ne peuvent être financés que par l’aide publique au développement. Et dans ce cas, pour tous les pays de l’OCDE, dont la France, l’appel d’offres international est la règle. » La France reste pourtant l’instigatrice de l’investissement le plus colossal et le plus controversé aujourd’hui : Vincent Bolloré entend relier Cotonou à Niamey via une ligne de chemin de fer. Certes, il s’agit d’argent purement privé, mais Bolloré s’est imposé en évinçant du projet un homme d’affaires béninois, Samuel Dossou. Ce pourrait bien être une épine dans le pied de Zinsou s’il était tenté de se présenter à l’élection présidentielle, dont le premier tour aura lieu le 28 février 2016.
Y aller ou pas ? Familier du Bénin, Lionel Zinsou y est encore peu connu. Il ne parle aucune des nombreuses langues vernaculaires du Bénin, même pas la plus commune, celle de ses origines, le fon. Quand il s’habille à l’africaine, en bombaou en bazin, une certaine presse le suspecte sur le mode : « Quel que soit le nombre d’années passées dans le marigot, un tronc d’arbre ne peut se transformer en crocodile. » Manière de laisser entendre que Lionel Zinsou n’est pas vraiment béninois... Évoque-t-on sa condition de Yovo (Blanc, en fon) ? Il parle du métis martiniquais Frantz Fanon, « fils des damnés de la terre et de ceux qui les damnent », qui ne supportait pas ce déchirement. Lui ne vit pas ça. Au contraire, il voit dans le métissage une nouvelle forme d’universalité. « Toutes les civilisations sont en train de devenir métisses ». Pince-sans-rire comme il sait l’être, Zinsou se moque « de commencer à être discriminé en tant que Blanc après soixante années de discrimination en tant que Noir. » On n’aura donc pas le Premier ministre sur ce terrain-là. Ni sur celui de la religion. Catholique, il se réjouit que chrétiens et musulmans coexistent si bien au Bénin. Entre eux, mais aussi avec les animistes, majoritaires. « Mais attention, prévient-il, il ne faut pas souffler sur la braise. »
Ce dimanche-là, Lionel Zinsou est à Hlodo, un village enfoui dans la verdure au bout d’une piste accidentée de la commune de Lokossa, près de la frontière togolaise. Ici, les 2 000 habitants cultivent palmier à huile, manioc, banane, noix de coco..., ils n’ont pas accès à l’électricité et disposent de seulement trois points d’eau. Zinsou s’y est rendu pour donner un coup de main à sa fille, venue soutenir une association qui accompagne les jeunes. Ceux-ci offrent aux invités une chorégraphie sur le Boléro de Ravel revisité par la chanteuse Angélique Kidjo, originaire du coin, qui enchante Zinsou, ravi de montrer aux enfants ébahis la vidéo réalisée sur son téléphone portable. Tout au long de la route, toujours encombrée mais pas toujours goudronnée, qui l’a amené de Cotonou, le Premier ministre n’a cessé de commenter le paysage qui défilait au-dehors de son puissant 4 x 4, lancé toutes sirènes hurlantes pour se frayer un chemin.
Lionel Zinsou connaît le pays comme sa poche. Ne lui dites surtout pas qu’il est parachuté : il vous rétorquera que les Zinsou font partie des grandes dynasties du Bénin comme les Soglo, les de Souza, les Guezo... La famille Zinsou possède d’ailleurs une dizaine de maisons disséminées dans tout le pays. L’oncle de Lionel, âgé de 97 ans aujourd’hui, a dirigé le pays durant un court intermède (1968-1969). Chassé par un coup d’État, il a été jeté en prison. Les Zinsou sont réputés pour être des lettrés, des intellectuels, ils ne constituent pas une dynastie d’affaires. L’oncle et le père de Lionel, avant l’indépendance du Bénin, en 1960, avaient tous deux été élevés à la nationalité française, réservée aux écoliers spécialement méritants. « Mon oncle a été baptisé Émile en hommage à Rousseau. » Son père s’appelle René, « référence à Chateaubriand. » Et Lionel, alors ? La question lui a été posée par François Hollande lui-même lors d’un dîner à l’Élysée. Réponse : « Ma mère avait vu Lionel Hampton à l’Olympia moins d’un mois avant ma naissance. » Impressionnée par la prestation du « Lion », « elle a mis fin à la lignée littéraire ».
« Dans nos familles, explique Lionel Zinsou, un chef est désigné par génération parmi tous les frères et soeurs, cousins et cousines. L’élu, très tôt, était mon oncle. » Il raconte qu’en 1928, son grand-père, installé alors à Ouidah, avait fait venir des Pays-Bas un superbe vélo destiné à son fils Émile, 11 ans. Il ordonna que le vélo, débarqué au port de Cotonou, soit amené par porteur, à pied, sans que les roues touchent terre. Il revenait au petit Émile de le faire rouler le premier.
Chef de famille
Aujourd’hui, inutile de chercher le chef de famille chez les Zinsou : c’est Lionel, bien sûr. « Je le sais depuis l’âge de 11-12 ans. Nos familles sont un peu dynastiques », s’excuse-t-il. Pour demain, aucun suspense, le chef est déjà désigné. « Cela ne fait aucun doute, c’est Marie-Cécile », dont les deux soeurs affichent aussi un tropisme béninois. Émilie est avocate à Cotonou et Louise, la benjamine qui suit des études d’architecture, veut s’y établir. « Quand mon oncle est devenu président du Bénin, raconte Lionel Zinsou, cela n’a surpris personne dans la famille ». Sous-entendu, ce serait la même chose si je le devenais. Encore faudrait-il qu’il se présente, sachant que l’actuel président, son allié, après deux mandats est empêché de concourir. Pour l’instant, rien n’est décidé, mais le Premier ministre a du mal à dissimuler son attrait pour la magistrature suprême. Il sait cependant à quoi il s’expose. D’abord, il y aura pléthore de candidats qui connaissent les arcanes de la politique au Bénin, berceau du vaudou et de ses mystères. Une vingtaine de partis plus imprégnés de régions, de familles et d’ethnies que d’idéologie se disputent les suffrages. Dans la presse locale, les plus grands bluffs sont lâchés en toute impunité. Dernier en date : le président Boni Yayi a facilité un trafic d’armes au profit de la Côte d’Ivoire. Le summum a été atteint il y a deux ans, quand Patrice Talon, qui a fait fortune dans les engrais et jusqu’alors très proche de Boni Yayi - dont il a financé les campagnes -, a été accusé par son protégé d’avoir voulu... l’empoisonner. Ubuesque. La corruption vient compléter le tableau. Arrivant à Porto-Novo de Cotonou, on ne peut pas rater l’immense carcasse abandonnée, ex-chantier de la nouvelle assemblée nationale, lancé en 2009. Récemment, les Pays-Bas, après avoir découvert de sérieuses malversations, ont suspendu leur aide à un projet d’accès à l’eau potable.
Optimiste
Lionel Zinsou peut-il se tenir à l’écart de la mêlée ? « Je n’ai aucun ami dans la classe politique », clame-t-il. Sa tactique - périlleuse - consiste à mettre à profit les six gros mois qui lui restent pour « donner des preuves qu’on peut faire bouger les choses » face à une bureaucratie épouvantable. Optimiste, il veut oublier que le Bénin est l’une des nations les plus pauvres du monde. Il préfère voir le pays qui réalise un taux de croissance supérieur à 5 %, celui où 4 millions d’enfants sont scolarisés, contre 40 000 à l’époque coloniale... Volontariste, le Premier ministre a réuni autour de lui une petite équipe. En s’appuyant sur les associations plus que sur l’administration, il veut porter plusieurs projets privilégiant innovation et numérique : fournir des kits solaires (deux panneaux, quelques ampoules...) dans les zones privées d’électricité ; permettre de payer ses factures d’électricité à l’aide de son portable pour éviter les queues ; favoriser l’essaimage de fermes modèles. Zinsou l’intello - on ne se refait pas - veut rester au-dessus de la politique politicienne. Jusqu’à quand ? Ce normalien, avec Sartre, sait très bien qu’on ne peut pas faire de la politique sans avoir « les mains sales ».
Par Patrick Bonazza, envoyé spécial à Cotonou