Sô-Ava (Bénin), - Une pirogue file à vive allure, puis doit ralentir brusquement avant de s’arrêter. A perte de vue, des jacinthes d’eau bloquent le passage. Scène fréquente sur le lac Nokoué, dans le sud du Bénin. Ce plan d’eau de 339 hectares, alimenté au nord par la Sô, une rivière qui communique au sud avec l’océan Atlantique, est envahi depuis une vingtaine d’années par cette plante aquatique. Originaire d’Amérique du Sud, la jacinthe d’eau a été introduite en Afrique de l’Est à la fin du XIXe siècle et s’est répandue sur tout le continent. Sur le lac Nokoué, sa prolifération perturbe la pêche, la circulation des marchandises et des personnes et favorise le paludisme. "La jacinthe d’eau est paradoxale", explique Fohla Mouftaou, pédiatre belgo-béninois et co-créateur de l’entreprise Green Keeper Africa. "En quantité suffisante, elle filtre l’eau et c’est un puits de carbone. Mais en (trop) grande quantité, elle entre en putréfaction et libère des gaz à effet de serre. En ayant une action qui permet de rétablir l’équilibre, on garde seulement ses bienfaits", poursuit-il.
Rétablir l’équilibre et exploiter la jacinthe de façon économiquement viable et solidaire, c’est le défi qu’il a lancé il y a deux ans avec deux associés: Green Keeper Africa (GKA) a installé une bioraffinerie sur une
presqu’île non loin du village lacustre de Sô-Ava. La commune du même nom englobe plusieurs villages sur pilotis où vivent 100.000 personnes, surtout des pêcheurs. Au sol, un tapis de jacinthes séchées. Sous un long toit, d’autres jacinthes sont entassées dans une compostière. "Actuellement, on en a sept tonnes. On a commencé l’activité en mars et pour 2015, on a récolté 500 tonnes", explique David Gnonlonfoun, entrepreneur du BTP franco-béninois installé au Bénin depuis 15 ans. Dans un entrepôt, quatre ouvriers transforment ensuite la matière brute, sans ajout chimique, à l’aide d’un broyeur artisanal.
- Biofertilisants et fibre absorbante -
Avec ces jacinthes séchées, GKA fabrique des biofertilisants, des aliments pour animaux et une fibre absorbante pour les huiles et les hydrocarbures. Pour ce produit, GKA a établi un partenariat avec Tema, une société mexicaine qui l’a mis au point et commercialisé avec succès. Pemex, la compagnie pétrolière publique mexicaine, l’utilise d’ailleurs. Et parmi les autres débouchés encore non exploités, la fibre pourrait
servir à fabriquer des serviettes hygiéniques, peu disponibles et chères pour les femmes en Afrique. Le ramassage des jacinthes a été confié à une dizaine de femmes de Sô-Ava. Elles ont été formées pour en collecter un maximum et les faire sécher rapidement sur les berges. Ensuite, elles remplissent des sacs de jute qu’elles livrent contre 200 FCFA (environ 0,30 euro) les 10 kilos.
"Dans notre langue, on appelle la jacinthe +tôgblé+, ça veut dire le pays est gâté. Maintenant on dit +tognon+, le pays est bon", s’amuse Rosaline Adanhou, ravie de compléter son activité de cuisinière.
Depuis la fenêtre de son bureau, le premier adjoint au maire de Sô-Ava regarde les femmes travailler. "C’est comme si on avait trouvé notre sauveur. La jacinthe, c’était un fléau, maintenant c’est une ressource", se réjouit André Todje. "Au début, la difficulté a été de faire comprendre qu’on n’est pas une ONG, mais une entreprise", témoigne M. Mouftaou, le co-créateur de GKA. La société a démarré avec 3 millions de FCFA (4.573 euros) mis sur la table par les trois associés et le soutien technique et financier de SENS-Bénin, un
investisseur solidaire. Puis elle a récemment ouvert son capital. Elle commercialise déjà la fibre absorbante à 12.000 FCFA (18 euros environ) les 10 kilos.
"Ça nous intéresse de trouver ça ici au Bénin. On s’en sert par exemple pour les fuites, lors du remplissage des camions, c’est très efficace", témoigne le patron d’un groupe pétrolier qui a souhaité rester anonyme. Transformée en poudre, la jacinthe peut même absorber une marée noire. Le Nigéria voisin, premier producteur de pétrole d’Afrique, pourrait constituer un marché important. "Maintenant, on assure aussi la dépollution des sites et on récupère la fibre imbibée d’hydrocarbures. On négocie aussi avec un cimentier pour qu’elle serve de combustible à ses fours. Et la boucle est bouclée", annonce fièrement M. Gnonlonfoun.
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