La polémique se poursuit au sujet de la décision portant “dispositions provisoires en vue de la formation du nouveau cabinet”, prise et signée le 8 avril 2016 par le nouveau ministre de l’Industrie, du Commerce et de l’Artisanat, Lazare Sèhouéto. Ce document qui suspend de fait de l’exercice de leurs attributions, les membres du cabinet politique du ministère à savoir, le Directeur de cabinet, son adjoint et les conseillers techniques a provoqué la réaction de deux Juristes : Serge Prince Agbodjan et Nourou-Dine Saka Saley. Le ministre Sèhouéto a-t-il le droit de prendre une telle décision demandant à ces cadres nommés sous le régime précédent de “passer service” à un “Comité ad’hoc dirigé par le secrétaire général du ministère” ? Du point de vue juridique, doit-on évoquer le parallélisme des formes ? Lisez les avis de ces spécialistes.
Serge Prince Agbodjan sur la décision de Sèhouéto suspendant Dc, Dac et Ct
« Procéder comme l’a fait le Ministre (…) semble manquer d’élégance »
Le Juriste Serge Prince Agbodjan s’est exprimé sur cette décision du ministre Chacha Lazare Sèhouéto. C’est à travers une publication sur sa page Facebook, hier lundi 11 avril 2016. Lisez plutôt
La lettre du Ministre de l’Industrie, du Commerce et de l’Artisanat est non seulement prématurée, surprenante mais viole la jurisprudence constante de la Cour Constitutionnelle qui indique que le pouvoir de suspendre ou mettre fin aux fonctions de Directeur, au demeurant un emploi supérieur, appartient à l’autorité investie du pouvoir de nomination.
Par acte 052/MICA/SP du 08 avril 2016 le ministre de l’Industrie, du Commerce et de l’Artisanat a pris des dispositions provisoires en vue de la formation du nouveau cabinet de son ministère. A ce titre, il a cru devoir indiquer clairement au Directeur de Cabinet, Directeur Adjoint de Cabinet et des Conseillers techniques de « passer service au Comité ad’hoc dirigé par le Secrétaire Général du Ministère le lundi 11 avril à 18 heures 30 minutes au plus tard ».
Prendre une note interne pour suspendre les effets d’un décret est une violation de la règle du parallélisme des formes et des procédures qui exigent que la modification d'une norme ne puisse être faite que par l'organe et la procédure qui ont participé à son élaboration.
Comment comprendre qu’un acte interne qui est moins qu’un arrêté ministériel suspende les effets d’un acte supérieur qui est dans le cas d’espèce un décret pris en Conseil des Ministres ?
Même si l’on tente de nous justifier cette note par le fait que le décret de nomination des personnes concernées reste en vigueur, la question de droit qui se pose à nous est l’intérêt de la prise de cette note qui stipule clairement que les agents concernés « n’ont qu’à passer service ».
Quel est le sens et l'interêt d’une passation de service des agents dont l’acte de nomination est encore en vigueur ?
Doit-on rappeler que le système juridique est organisé selon la théorie de la hiérarchie des normes de Hans Kelsen. Le principe est simple : la hiérarchie entre ces différents textes découle de la position institutionnelle de leur auteur. Plus leur auteur est élevé dans la hiérarchie administrative, plus leur valeur est grande. Ainsi, les décrets, pris par le président de la République l’emportent par exemple toujours sur les arrêtés, pris par les ministres, les préfets et sous-préfets, etc..
Au sein de chaque catégorie, le principe demeure le même. C’est pourquoi un décret délibéré en Conseil des ministres, parce qu’il est signé par le président de la République, est supérieur aux décrets signés par le Premier ministre.
De la même façon, l’arrêté pris par un ministre l’emporte sur un arrêté signé par un préfet, qui lui-même est supérieur à un arrêté municipal.
Les normes inférieures doivent ainsi être en accord avec ce qui est édicté par la norme supérieure.
Cette note du MICA est prématurée car elle impose au Ministère de l’Industrie, du Commerce et de l’Artisanat de fonctionner sans Directeur de Cabinet, Directeur Adjoint de Cabinet et des Conseillers techniques jusqu’à la nomination de nouveaux membres du cabinet étant entendu que les anciens membres du cabinet sont instruits pour passer service.
Comment expliquer que des agents qui ont régulièrement passé service puissent exister juridiquement parce que leur acte de nomination (un décret) est toujours en vigueur ?
La Cour Constitutionnelle a dans une jurisprudence constante et célèbre pris, la décision DCC 99-027 du 11 mars 1990 qui indique que « conformément à la doctrine et à une jurisprudence constante, à défaut de dispositions expresses déterminant l’autorité compétente pour suspendre ou mettre fin aux fonctions de directeur, au demeurant en emploi supérieur, ce pouvoir appartient à l’autorité investie du pouvoir de nomination ». La dernière décision DCC14-151 du 19 Août 2014 est allée encore dans le même sens.
Même si dans les règles de la fonction publique, une possibilité de suspension d’une autorité inférieure est possible, ce cas est strictement limité à la suspension en cas de faute grave car une pareille suspension vise à éviter d’éventuels troubles susceptibles de porter atteinte à l’intérêt du service et/ou à l’intérêt de l’agent lui-même.
Servir un régime n’est pas à notre avis une faute grave pour que les agents concernés par la note du MICA en date du 8 Avril 2016 puissent faire l’objet d’un pareil traitement.
En analysant de près l’attitude et les agissements du nouveau président de la République, on note une certaine élégance dans ses faits et gestes. Il faut donc que cette méthode qui caractérise le « nouveau départ » soit une référence afin que nous ne tombions plus dans les pièges des décisions précipitées et difficiles à comprendre en droit.
Ici, il ne s’agit pas seulement de droit, ni de justifier coûte que coûte une décision de notre Ministre mais de savoir que les personnes qui ont servi l’autre régime ne sont pas des « parias de la République ». Dès lors que nous n’avons pas encore établi des fautes engageant leurs responsabilités, sachons raison garder car ce sont aussi des béninois. Procéder comme l’a fait le Ministre de l’Industrie du Commerce et de l’Artisanat semble manquer d’élégance avant de poser des questions en droit.
Parmi les huit principes de la qualité édictés par la norme Iso 9000, on note le principe 7 qui indique que « les décisions efficaces se fondent sur l'analyse de données et d'informations ».
Faisons attention pour ne pas compromettre les chances de réussite du « nouveau départ ».
Attention à la précipitation car Axel Oxenstiem dans les Réflexions sur la douceur (1652) a dit que « La douceur fait plus que la violence, et on réussit souvent mieux avec la queue du renard qu'avec la griffe du lion ».
Serge PRINCE AGBODJAN
Juriste
Nourou-Dine Saka Saley au sujet de la suspension du cabinet politique de Sèhouéto
« Ce n’est pas une situation qu’on n’a pas déjà connue »
Sur Radio Bénin hier, le Juriste Nourou-Dine Saka Saley a donné son point de vue sur la décision prise par le ministre Sèhouéto.
« C’est une note interne de service. Ce n’est donc ni un arrêté, et encore moins un décret. C’est un document qui n’est pas de nature à remettre en cause une situation juridique née d’un décret notamment la nomination des intéressés. La note de service ne peut mettre et ne met pas fin aux fonctions des intéressés. Il est important de le préciser. On peut la considérer comme une mesure d’ordre interne, conservatoire ou non, dont l’effet est de suspendre et non pas de mettre fin à la participation des intéressés aux travaux du cabinet ministériel. Le cabinet ministériel est éminemment politique. Le lien juridique hérité du décret existe toujours et ne peut être remis en cause que par une autre décision. Un autre décret postérieur. Le terme passation de service, et je pense que c’est ça qui a renforcé le soupçon de Rupture du lien juridique, et à cet effet, la note de service aurait pu se limiter à ordonner aux intéressés de transférer les dossiers à la structure ad hoc ; structure qui, il le faut le préciser, ne peut avoir en son sein que des personnes déjà présentes au sein du ministère et non pas de nouvelles personnes nommées puisqu’il faut un arrêté ministériel ou un décret pour intégrer certaines nouvelles personnes au sein du cabinet. Sinon, ce serait constitutif d’une entorse au parallélisme des formes. En conclusion et à mon sens, les personnes visées par la note sont toujours à considérer comme titulaires de leur poste et fonction jusqu’à tout nouveau décret. Mais n’exerceront plus de manière pratique les fonctions pour lesquelles elles ont été nommées. Je crois qu’il est déjà arrivé, si ma mémoire est bonne, à l’ancien président Yayi Boni de mettre fin aux fonctions de tout son cabinet civil par simple note de service ou même par bande défilante sur les media Tv alors que les personnes étaient nommées en conseil des ministres. Cela sans en courir des critiques contre ladite décision. Donc je pense que ce n’est pas une situation qu’on n’a pas déjà connue. Encore que les conditions ne sont pas comparables, vu que M. Sèhouéto n’a pas mis fin aux fonctions de ses collaborateurs. M. Yayi Boni, lui mettait fin aux fonctions de tout le cabinet civil, par simple note de service. »
Transcription: Jacques BOCO