Deux hauts cadres béninois discutent du seul sujet politique de l’heure. Faute d’un terrain d’entente, le plus disert part dans un monologue qui ne dit pas son nom.
Ecoute-moi : une croix sur le nouveau départ, et basta ! Les Béninois sont allergiques à ce qu’on appelle rupture. ‘‘Chez ces gens-là’’, on ne rompt pas. Point de rupture, point de nouveau départ. C’est clair, mon pote ? Tout désir du capitaine de changer de cap sera contré par des beuglements de bœufs enterrés vivants, le bruit strident de pieux enfoncés dans le sol, des incantations percutantes lancées nuitamment dans le cosmos. Le capitaine reculera toujours sans trop savoir pourquoi. S’il résiste, un ou deux infarctus balancés dans son entourage le ramèneront à la raison implacable des forces occultes mises en branle par les happy few qui n’entendent rien céder de leurs prébendes ni de leurs rentes mal acquises. Récemment, un dimanche, j’ai été invité à une fête improvisée par un quadra entouré de cinq de ses camarades d’âge. Le champagne, breuvage ordinaire. Le whisky, une marque que je découvrais, 100.000 f. la bouteille. Les voitures, oh, les voitures ! Les filles, rondes, plates, monocolores, multicolores, importées pour la circonstance. Et tu vas demander à ces pirates jouisseurs de faire rupture pour un nouveau départ ? Ils te tueraient plutôt. Mais enfin, tu n’ignores pas l’usage maléfique généralisé que nous faisons des forces occultes ! Quand je veux stopper net l’ascension d’un collègue compétent, ou ravir la belle épouse d’un autre, j’enferme Descartes et Einstein et je descends au village. Là, dans l’obscur de quelque masure enfumée, j’achète la recette pour saper le collègue compétent ou arracher la belle épouse. Bien sûr, c’est mauvais, mais le mal est partout. Ceux qui ont découvert la fission de l’atome s’en sont servis pour raser Hiroshima et Nagasaki - un grand crime - mais c’était pour arrêter le crime géant de la 2ème guerre mondiale. Les mêmes viennent sur nos terres noires, notamment en RDC, subtiliser le coltan, mais c’est pour que volent les avions et que fonctionnent les téléphones portables. Je veux dire qu’ils savent alterner le bien et le mal. Mais nous ? Ne serions-nous puissants que méchants ou égoïstes forcenés ? Car nous avons décrété que, tout en mangeant du mouton, on doit donner la chasse au tisserin parce qu’on ne saurait avoir trop de viande dans son assiette. Car à la fin d’une carrière poussive de fonctionnaire, je fais trafiquer l’oracle pour passer chef de collectivité. Fier alors comme Artaban, je m’installe, nouvel initié activiste des forces occultes. Descartes et Einstein enfermés pour le reste de ma vie, je me fais inculte au service de l’occulte. J’ai les moyens intellectuels de dynamiter les forces d’inertie pour faire rupture et nouveau départ, mais je m’attache plutôt à dynamiser le règne des ténèbres, à renforcer toutes misères physiques et morales… La solution ? Je ne la vois pas. Ou plutôt, si. Il faudrait envoyer l’électricité dans les lugubres masures des sinistres artificiers des forces occultes. Ce sont gens qui n’ont souvent de lumière que l’évanescence de la lampe à huile, et leur nuit intérieure de suie est dessinée sur leur visage délabré. La lumière de l’esprit, qu’on leur apportera en les rendant capables de lire et d’écrire, leur sera nécessaire pour détecter par eux-mêmes la chienlit de l’obscurantisme et la dessoucher. Ces deux mesures ponctuelles peuvent constituer un début de solution qui mettrait la cité à l’abri de quelque ‘‘solution finale’’… Non, je ne veux apaiser personne, il faut savoir ce qu’on veut. On ne peut pas parler de nouveau départ tout en restant amarré à quai sans songer à rompre les amarres pour mettre le navire á flot. ‘’Ô capitaine, mon capitaine’’, fais-nous voguer vers des horizons nouveaux. Mais pas de lyrisme bon marché quand le climat est au pessimisme raisonné engendré par le réel danger que les forces occultes font peser sur la rupture et le nouveau départ.
(Par Roger Gbégnonvi)