Il faut d’emblée dépassionner le débat. En clair révoquer les diverses postures alarmistes. Celle des conservateurs vaticinant à souhait sur le risque de confrontations bellicistes ; et celle des réformateurs impatients face à la lenteur de la reddition de comptes attendue par l’opinion majoritaire.
Les premiers poussent des cris d’orfraie sur les menaces à la paix civile que constituerait une mise en accusation du régime précédent. Ceux-là avancent sans retenue que la dénonciation de faits passés servirait au gouvernement de la ‘’rupture’’ à masquer ses propres insuffisances en sonnant la charge contre le bouc émissaire désigné.
Les seconds, en clin d’œil au regretté Elie Wiesel, soulèvent le risque de banalisation du crime par l’oubli, connaissant par ailleurs la résilience fataliste de notre peuple et son atavique compassion pour le vaincu. Certains de nos concitoyens jugent même suffisantes, pour solde de tous comptes, la biblique sentence électorale et la sortie infâmante infligées à l’autocratie par le dernier scrutin présidentiel… accordant ainsi au monarque entière absolution devant la justice des hommes.
La chronique s’épanche à flots sur la question. Thématique très sensible en effet, mais bien d’une limpide simplicité.
Dès son investiture le 6 avril dernier le président de la République Patrice Talon lançait l’annonce apaisante qu’il n’y aurait pas de chasse aux sorcières. Apaisante ? Le public semble plutôt perplexe, dans l’attente de la nuance qui ferait l’unanimité. Volontiers allégorique, le député Assan Séïbou, commente le propos présidentiel en ces termes : « Oui, pas de chasse aux sorcières à condition que les oiseaux de malheur cessent de jeter impunément leurs déjections sur nos têtes déjà tondues à l’usure, et qu’ils respectent notre havre de paix. Mais en toute légalité chacun répondra de ses actes devant la loi commune à tous les citoyens ».
Voilà qui est dit. Et tranche la rhétorique hallucinatoire sur l’opportunité ou non d’une éventuelle mise en examen de tel justiciable ou de tel autre. Il suffit de s’en tenir aux fondamentaux.
Assan Séïbou a parlé d’or. La quiétude qu’il évoque a soufflé en une brise astrale sur tout le territoire au soir de ce 20 mars 2016 aux tréfonds de notre âme collective. Oui, ce jour-là le peuple transi a frissonné de cette indicible fusion que seules connaissent les communautés enfin libérées de la captivité. La chape de plomb soudain pulvérisée a disparu avec son armature de haines gratuites, de peurs sans cause, d’injustices à ciel ouvert. Finis les cortèges déferlant à contre-sens sur les autoroutes, les innocents embastillés, les réunions à domicile interdites et matées, l’écrasement. La télévision est redevenue bien public. Abolies la République des sirènes, l’allégeance asinienne, la messe de remerciements, la torture morale, l’arrogance du commandant, l’humiliation sans nom… Abêti et prostré dix années durant, le Béninois réalise à peine qu’il vient de reconquérir sa dignité, sa simple humanité.
L’honorable a vu juste. Nostalgiques des festins de la curée et sans doute encore grisés par l’impunité d’antan, les oiseaux prédateurs osent la provocation, s’arrogent un tableau de chasse et, sans pudeur, allongent leur ‘’bilan élogieux’’ dans différentes tribunes et sur les réseaux sociaux. En dépit de la toute récente note acide du FMI sur la délinquance budgétaire du double quinquennat.
Après tout, le régime du changement et de la refondation ne doit pas être si allergique au jugement du peuple. Car dix ans durant il s’est autoproclamé, marches de soutien à l’appui, champion toutes catégories de la gouvernance économique et sociale. Il n’y aurait donc aucun inconvénient à soumettre un si brillant palmarès à l’évaluation publique de juridictions constitutionnelles. L’on se souvient que le Mécanisme africain d’évaluation par les pairs (MAEP) de Marie-Angélique Savané avait, il y a quelques années, décerné sans condition la palme de la bonne gouvernance au pouvoir d’alors. Et que Boni Yayi avait lui-même, dès le début de son premier mandat en 2006, publiquement et à maintes reprises professé son attachement à ‘’la reddition de compte’’, prenant alors résolument l’initiative (et la conduite !) de la ‘’marche verte contre la corruption’’.
Les thuriféraires doivent donc admettre que, loin de conspirer à avilir leur Pygmalion, le verdict de juridictions légales donnerait un crédit supplémentaire à son prestigieux bilan. Même si le tableau est entaché de quelques zones d’ombre que la vulgate a hâtivement baptisées ‘’affaires Dangnivo, ICC, machines agricoles, chantier du parlement, CEN-SAD, concours frauduleux…’’ et autres machins irrévérencieux pour l’humeur du bien-aimé ‘’Président-fondateur’’.
On peut seulement regretter que ce dernier se soit trompé d’époque pour avoir oublié qu’en ‘’République très très démocratique’’ le mandat public appartient à la souveraineté du citoyen qui toujours exige de savoir l’usage qu’en fait son auguste mandataire. Le président Kerekou, lui, n’attend pas le jugement du peuple, il l’invoque et le convoque. Ainsi la Conférence nationale. Au terme d’un procès impitoyable diffusé en direct sur la planète, cette instance souveraine lui accorde une immunité personnelle. Pour son exceptionnel patriotisme. Sous les mandats successifs de Kerekou, tout suspect, grand ou petit, tout préjudice au bien public de tout format est déféré devant les tribunaux : ministres des Finances, agents de sécurité, officiers, directeurs généraux, le légendaire marabout Mohamed Cissé, l’affaire Sonacop, le dossier Sonapra… La liste est inépuisable. Et pourtant, malgré cette indéniable rigueur, la vigilance d’un peuple ombrageux réclamait sans relâche de ce chef, justicier incontesté, toujours plus de fermeté.
La décennie postérieure, celle de 2006, tout en accumulant scandale sur scandale (où au mieux la parodie de justice vient maquiller le lynchage politique assorti de récompense au bourreau de circonstance ou à tout autre affidé ), a plutôt choisi de se murer dans l’opacité et l’omerta, l’impunité et l’autoglorification, ignorant que l’histoire rattrape toujours l’impénitent, irrémédiablement. En ces heures bénies de transparence dont l’actualité nous égrène tant de séquences. La plus emblématique étant le procès Hissène Habré. Notons que l’actuel président du Tchad, Driss Deby, potentiel justiciable lui-même dans cette affaire en tant qu’ancien proche collaborateur du prévenu, n’a jamais fait obstruction à la procédure quoiqu’il en eût les moyens.
Un chef d’Etat qui se soustrait aux juridictions de son pays ressemble au gérant de société qui refuse de défendre son bilan devant son conseil d’administration. Une telle posture s’apparente au délit de fuite, plus simplement au déni de justice. Amis du système, épargnez à notre fierté collective cette ultime turpitude.
Le Bénin ne peut se permettre une telle écorchure au modèle qu’il offre régulièrement au monde. Cessons de jouer à nous faire peur. La Conférence nationale n’a pas embrasé le Bénin en dressant un réquisitoire sans concession contre le tout puissant régime marxiste. Bien au contraire, ce fut un geste libérateur, générateur de paix et de réconciliation. Le procès du cacique Karim Wade, fils de son père inviolable patriarche de la République, n’a pas incendié le Sénégal. Pas plus que l’Afrique du Sud n’a chaviré sous le procès de Winnie Mandela, épouse de la mythique icône mondiale. Le Burkina Fâso ne craint nullement d’ouvrir l’instruction judiciaire du règne impérial de Blaise Compaoré, ayant lancé cet iconoclaste mandat d’arrêt international contre l’intouchable manitou. Que dire du printemps arabe en Égypte, en Tunisie et au Yémen ? Et partout ailleurs, des nombreux procès de chefs suprêmes déchus ou en exercice, convaincus de corruption, meurtres et autres crimes aggravés ! En Amérique latine, en Extrême–Orient : Chili, Argentine, Brésil, Équateur, Philippines, Chine, Japon, Taïwan…
L’Europe évidemment. Peut-on omettre le procès, si déchirant pour la France d’après-guerre, du maréchal Pétain et des « collabos » ? Ou encore oblitérer la mise en examen actuelle, toujours en France, des présidents Chirac et Sarkozy pour des faits de leur responsabilité directe ou indirecte ? Il me revient également le pathétique épisode judiciaire — pour bien peu ! — du chancelier Helmut Kohl, l’homme d’État le plus vénéré de la République fédérale d’Allemagne après Konrad Adenauer. Avec l’incursion de la mafia dans la vie politique, notamment la noria des tribulations du Premier ministre Sylvio Berlusconi, hôte assidu du prétoire de la péninsule, l’Italie offre une vue plutôt caricaturale de notre sujet.
Etc, etc…
Comme sous tous les cieux, le peuple béninois demande en toute légitimité à exercer son droit de savoir. De comprendre ce qui s’est passé. Pour précisément exorciser l’incompréhension. En toute légalité.
La presse a dévoilé diverses médiations extérieures visant à épargner toute action en justice au prédécesseur de Patrice Talon. Au nombre de ces généreuses missions de bons offices, un État frère ayant promptement transféré son ex-président devant une juridiction pénale internationale puis traduit son épouse devant les tribunaux domestiques. Logique imparable !
La spécificité béninoise brassée à tout vent n’exclut en aucun cas, nous l’avons montré à suffisance, le devoir d’inventaire. Au bénéfice de la sacro-sainte présomption d’innocence, tout citoyen de toute condition, de surcroît titulaire de charge publique, doit répondre de ses actes devant l’autorité compétente. À commencer par les plus hauts garants du droit (c’est-à-dire du devoir) public. La prestation de serment présidentielle s’entend parfaitement de la sorte.
Sauf à vouloir perpétuer la mécanique de l’impunité tant décriée par notre propre opinion publique.
Est-il besoin de préciser que l’oeuvre de salubrité échappe à toute subjectivité. Elle vise les actes et non les personnes, le système et non un individu. L’exemple des concours frauduleux fait apparaître un réseau tentaculaire tel que décrit dans le communiqué du dernier conseil des ministres . Les autres dossiers de grand banditisme d’Etat sont sûrement de la même veine. D’où le désarroi de la nomenklatura qui cherche abri derrière l’immunité revendiquée pour le grand chef au moyen d’alertes fictives et de chantage. À qui ferait-on croire que rétablir la justice mènerait à une confrontation civile ?
Le sens véritable de l’exception béninoise pour la paix ne réside pas, me semble-t-il, dans l’acceptation muette et frustrée de l’ordre inique indiscuté qui n’est précisément qu’un ferment de violence silencieuse. Il est dans cette faculté de règlement pacifique et équitable des conflits par un dialogue sincère et responsable qui appelle l’indispensable arbitrage de nos institutions.
Et bien entendu de nos juridictions.
Ainsi se comprend, sans la moindre équivoque, la proverbiale maturité que nous envie le monde entier. Je ne vois dans ce génie universellement reconnu à notre peuple rien de semblable à l’art de ruser avec les prérogatives du contrôle citoyen et de l’action judiciaire.
Le 7 juillet 2016 Issa Kpara