Au Bénin, on vrombit pour se déplacer. Les zems, ou motos-taxis, qui essaiment par milliers dans la capitale économique, font office de transport en commun et d’espoir pour les jeunes au chômage. Balade derrière un chauffeur, qui roule vers ses ambitions.
Dans un carrefour au nord de Cotonou, Rodrigue Batchehoungba contourne la file de motos sur les caniveaux de l’accotement, frôlant les vendeurs qui s’alignent pour vendre de menues choses. Entre les cure-oreilles et les poisons à rat, les malaxeurs chinois en rangs côtoient le controversé projet de révision de la Constitution fraîchement imprimé. Dans l’attente cuisante sous un soleil déjà interminable, l’amertume de la poussière et des particules fines du diesel se dépose sur ses lèvres.
À bout de patience, Rodrigue se lance en sursaut à la perpendiculaire du trafic, la pétarade de sa Bajaj Boxer masquant le policier qui siffle. Sa moto ronfle vers Calavi, une banlieue. C’est une bonne course que celle-ci, qui lui rapportera 1,75 $ plutôt qu’environ 0,70 $ dans les limites du centre-ville.
De la plus éclatante à la plus délavée, les chemises jaunes réglementaires et le klaxon des chauffeurs kékénons s’agitent dès qu’on fait un pas en bordure des rues, asphaltées ou en sable le plus souvent. Il faut d’abord discuter du prix pour être « emmené vite », comme le signifie zèmidjan en fon, la langue la plus parlée au sud du Bénin.
Mais le chauffeur qui roule longtemps et négocie dur sera récompensé. Rodrigue gagne jusqu’à 135 $ par mois, le double du salaire minimum. Après avoir pris le volant d’un autre durant trois ans, il a acheté son propre bolide l’an dernier. Les jeunes fraîchement débarqués des campagnes doivent louer une moto, « ils ont plus de soucis », rétorque le jeune Béninois. À l’ombre des échangeurs, on les voit dormir dehors la nuit, bricoler leur casque (obligatoires depuis 2012) et rafistoler les parties de leur bécane à moteur qui branlent le plus.
Déloyale politique
Presque n’importe qui peut « zèmer ». Il suffit de s’enregistrer dans un bureau d’arrondissement pour 5100 FCFA (11,50 $), sans posséder de permis particulier. Mais « il est plus difficile d’évoluer » selon Rodrigue. Il a 28 ans, trois enfants et ne se contente pas de s’asseoir sur sa deux-roues : il cumule trois emplois pour payer sa « tontine » quotidienne, un réseau d’épargne qui lui permettra de débuter un élevage de poules pondeuses et de porcs. Si tout va comme prévu… et « si Dieu le veut », appelle-t-il.
Le zem est une bouée de sauvetage — plus qu’une solution — pour les jeunes au chômage. « Tu peux sortir, mettre 1 litre dans ta moto et revenir avec 1500 FCFA. Est-ce que tu vas rester affamé à la maison ? Si tu n’as pas d’autres moyens, il faut conduire. »
Près de la moitié de la population du pays a moins de 15 ans et se sent aux portes du « non-emploi », ajoute-t-il. Au moins 15 % des 15 à 24 ans seraient au chômage, une statistique sous-estimée par un gouvernement qui masque son impuissance.
15 000, 30 000 ou 50 000 ? Difficile d’estimer le nombre de zems qui enfument les rues de Cotonou, le processus d’enregistrement n’étant pas harmonisé. Leur nombre est assez grand en tout cas pour constituer une force politique à conquérir. Les candidats offrent un remplacement gratuit de leur chemise canari, en plus de « pourboires » pour les faire pencher — et parler — en leur faveur.
Chasse aux zems
Plus d’un an après les dernières élections présidentielles, les promesses politiques se décolorent lentement sur le dos de certains chauffeurs. Elles ont été remplacées par des chasses aux zems qui reviennent périodiquement hanter les conducteurs.
« Le président voulait nous faire quitter le bitume et aller vers les ruelles, mais il a laissé tomber l’idée. C’est trop compliqué de nous remplacer », rigole Rodrigue. En 2012, l’adjoint du maire de Cotonou, Léhady Soglo, avait été contraint de faire une sortie publique pour rassurer… il avait importé 52 autobus publics pour une population métropolitaine comparable à celle de la ville de Montréal. Le seul projet de mobilité urbaine promu par l’actuel président, Patrice Talon, mise sur une nouvelle flotte de taxis comme « transport en commun ».
Difficile donc, de croire à la force du nombre et du politique. « Je ne suis dans aucune association de zems. Ils ne font que bouffer [gaspiller] l’argent des cotisations. » Il compte sur lui-même, sans assurance malgré les risques du métier. Il y a deux ans, la facture d’hôpital d’une de ses clientes qui s’est déchiré le gros orteil lui a coûté plus de trois jours de boulot. Sa roue s’était coincée dans des rails sous la voie.
Les motos sont impliquées dans près de la moitié des accidents mortels, selon le Centre national de la sécurité routière. « J’en ai vu mourir devant moi, quatre fois », indique-t-il. Sans compter les camions de marchandises renversés, dont les freins ne sont pas infaillibles. « Ils klaxonnent avant les carrefours, mais les zems déjà traversent devant eux. »
C’est sa propre santé qui inquiète Rodrigue en ce moment. Sa voix s’est enrouée depuis la semaine dernière, presque en même temps que la chaîne de sa moto s’est enrayée. Sa toux récurrente dit la pollution ; il préfère croire à un épisode d’affaiblissement passager à la suite d’un accès de fièvre palustre.
Le jeune homme préfère « boire les tisanes de maman » que d’acheter des médicaments, inquiet de ne pas trouver assez de revenus pour alimenter sa tontine. La fièvre de la malaria ne l’invalidant pas, il a continué à « zèmer » pour avancer. Suffit d’avoir l’énergie de lever les pieds en fendant de ses roues les flaques d’eau stagnante, incubateurs à moustiques laissés par le retour des pluies.
« Toute la journée, si je vois la moindre place entre deux voitures, je passe. » La nuit, il rêve de se faufiler parmi sa génération vers un avenir plus brillant.
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